mardi 27 juillet 2010

Du 21-02-2010 au 24-02-2010 : Quito (2ième partie) – L’Equateur, « la guerre des gauches »…

De discussions en lectures, de questions en réponses, on commence à avoir l’impression de discerner un peu mieux le paysage politique équatorien. Si le pays est certes à gauche, cette gauche est pleine de désaccords. Gauche de gauche, gauche de droite, gauche de centre droit, droite de centre gauche, indigènes de gauche, indigènes de droite de la gauche, écolos trotskistes, socialo-écologistes… Je caricature, certes, mais sans même évoquer l’opposition de droite - celle-ci bien fermement à droite -, au sein des différentes tendances de la gauche équatorienne, les dévéloppementistes et les environnementalistes-indigénistes (les deux principaux grands courants pour les thèmes qui nous intéressent) s’affrontent en un ballet permanent de «je t’aime - moi non plus», à en perde son kri-kri.

Un jour alliés, le lendemain ennemis, ici, on s’aime autant qu’on se déteste, et aux amours du matin succèdent les noms d’oiseaux du soir. Les analystes qui aiment la politique-spectacle s’en donnent à cœur joie. De trahisons en réconciliations, de menaces en déclarations d’amour, de coups médiatiques en ragots de basse-cours, tous les coups sont permis. Comme partout, diront certains. Ou peut être un peu plus que partout… Quoi qu’il en soit, voici une modeste tentative de description souritesque des principaux ingrédients de cette marmite en ébullition.

Rafael Correa
A tout seigneur, tout honneur, commençons par Rafael Correa (qui fait de l’économie à bicyclette), l’actuel Président du pays. A en croire les enquêtes d’opinion, il jouit actuellement d’une popularité incontestée. Ancien professeur d’économie, il représente l’archétype de celui qui vient (presque) de nulle part et qui, sans véritable parcours politique au préalable, arrive directement à la tête du pays. Si c’est une situation impossible à envisager en Europe, la vie politique récente de l’Amérique latine est parsemée d’histoires à succès similaires. Certains en ont même fait même une stratégie politique, Fujimori au Pérou, Chavez au Venezuela, pour ne citer qu’eux.

Mais revenons à l’Equateur. Rafael Correa, véritable homme-couteau-suisse , « humaniste de gauche et chrétien », comme il se définit lui-même, est né à Guayaquil, capitale économique du pays et l’éternelle rivale de Quito qui a vu naître bien d’autres présidents et hommes politiques (plutôt de droite). En Equateur, on est de la Sierra (de la montagne) ou de la Costa. On peut aussi être de l’Oriente (Amazonie), mais étrangement on en parle moins. En général, entre ceux de la côte et ceux de la montagne, on ne s’apprécie pas beaucoup. « L’influence des climats », comme dirait Montesquieu. Cela dit, les uns comme les autres finiront toujours par se réconcilier autour d’une Pilsener, la bière nationale, et s’accorderont à dire que c’est « la meilleure bière du monde ».

Bref, en Equateur, il est presque impossible de gagner une élection sans l’appui des deux grandes villes, qui, à elles seules, représentent plus d’un tiers des habitants du pays. Et oui, la population du pays est majoritairement urbaine, comme dans tous les pays d’Amérique du sud d’ailleurs.
En 2005, le bref épisode de 3 mois comme ministre de l’économie du président Palacio est la seule expérience politique de Correa, enfant de Guayaquil et professeur à Quito. Soutenu par les intellectuels et par les écologistes de gauche, il base sa campagne électorale sur le fort ressentiment « anti-partis » des électeurs. Un mauvais fromage valant un autre mauvais fromage, même si sa couleur est différente : entre les coups d’Etat et les rébellions populaires qui délogent des présidents, les partis politiques classiques se ressemblent et se partagent le pouvoir depuis trop longtemps. Les Equatoriens en ont marre de ce qu’ils appellent la partidocracia . Correa, qui n’appartient à aucun parti politique et qui appelle à voter blanc aux élections législatives ayant lieu en même temps que les présidentielles et auxquelles sa formation politique, Alianza pais, ne présente aucun candidat, n’a pas les mains salles. Il réussit à se faire élire à la présidence du pays, prenant la place qu’avait occupé l’autre formation politique, différente des autres aussi, le Pachakutik.

Normalement de gauche, parfois à droite, selon les époques, le Pachakutik (« l’arrivée d’une autre époque / changement / renaissance / transformation » en kichwa) est le bras politique de la confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (CONAIE).

La CONAIE est l’organisation qui fédère une bonne partie des indigènes, qu’ils soient des régions côtières, andines ou amazoniennes, et, même si ce n’est pas un syndicat, son rôle est toutefois celui de défendre les intérêts d’une catégorie déterminée des Equatoriens, raison pour laquelle certains n’hésitent pas à parler de « corporatisme indigène ». Bref, elle reste aujourd’hui la seule force sociale capable – ou ayant été capable - de paralyser le pays, comme pourraient le faire les syndicats de la SNCF ou des routiers en France. Elle est aussi en partie responsable de la chute de plusieurs Présidents, et ses soulèvements (levantamientos) en ont fait trembler plus d’un. 

De sa naissance en 1995 aux années 2000, hors partidocracia, le Pachakutik, formé pour représenter les intérêts du mouvement indigène mené par la CONAIE mais en s’ouvrant aussi à d’autres secteurs de la société, représentait une alternative crédible à gauche. En 1996, lors de l’élection présidentielle, en s’alliant avec les partis politiques classiques de gauche, il réussissait à réunir sous son étiquette jusqu’à 18% des scrutins, devenant de fait la troisième force politique du pays. Cela ne dure toutefois qu’un temps. En 2000, un virage stratégique, voire idéologique pour certains, reflétant l’hétérogénéité des courants qui compose le Pachakutik (et la CONAIE), l’amène à participer au renversement du président Jamil Mahuad (équatorien de Guayaquil d’origine libanaise), lors duquel le mouvement politique indigène s’allie avec des officiers de l’Armée.

En 2003, un des officiers ayant participé à ce coup d’Etat, Lucio Gutiérrez, se fait élire à la tête du pays et invite le mouvement indigène, qui l’accepte, à entrer au gouvernement. Le Pachakutik sort de l’opposition pour devenir un des partis de pouvoir. L’histoire retiendra que les indigènes, dont le programme politique parlait de « la plurinationalité de l’Etat, [des] droits collectifs pour les peuples indigènes, [de] la défense de l’environnement et du territoire, [de] la transformation de l’économie émettant la production au service du bien-être des peuples et [du] développement de la démocratie participative »*, ont corrompu leurs idéaux par pragmatisme politique, « comme les autres ». Cette stratégie politique, considérée par beaucoup, y compris au sein de la CONAIE, comme une erreur, a affaibli le mouvement.

Par la suite, lorsque Alianza Pais est créée et qu’elle récupère une partie des thèmes du Pachakutik, son fondateur, Rafael Corea, propose aux indigènes la vice-présidence du pays en échange d’une alliance. Mais, deuxième erreur politique, diront certains, la CONAIE/Pachakutik décline la proposition et présente son propre candidat, qui obtient 2% des voix. De là vient probablement une partie de l’animosité qui existe entre le Président actuel et les indigènes.

C’est là qu’intervient un troisième camp de cette valse politique, les écologistes. Parmi eux, on trouve des personnalités comme le célèbre économiste, universitaire et ami des indigènes, Alberto Acosta, qui fait aussi partie des figures emblématiques du pays. On aura d’ailleurs la chance de le rencontrer et de tester son humour : « vous avez un an pour faire le tour des conflits sociaux-environnementaux d’Amérique latine ? Moi, ça fait une vie que je m’y consacre et je n’ai pas encore fini d’en faire le tour … ». Aujourd’hui « simple professeur » à la prestigieuse Faculté Latino-américaine de Sciences Sociales (Flasco), il est connu internationalement pour, entre autres, avoir participé à la définition et la vulgarisation des concepts de la dette écologique », des droits de la nature ou encore celui du vivir bien avec d’autres, comme le catalan Joan Martinez Allier.

Alberto Acosta
La dette écologique pourrait être définie par une petite souris de la façon suivante : pour faire du gruyère, j’ai besoin de lait, donc de vaches, donc d’herbe, donc d’eau et de terre. Si je produits beaucoup de fromage (merci), j’ai besoin de nombreuses vaches, donc de beaucoup d’herbe, de beaucoup d’eau et de beaucoup de terre. Lorsqu’une souris grignote son gruyère, elle ne se rend pas compte qu’il a fallu toute cette terre et toute cette eau à la base pour le produire. Alors voilà, dans un monde imaginaire avec deux protagonistes, si le premier (celui qui mange le gruyère) prête de l’argent aux second qui se retrouve endetté jusqu’au cou, ce second, lorsqu’il vend du fromage au premier, voire lorsqu’il se fait dépouiller en fromage par le premier, lui prête des ressources naturelles (l’herbe, la terre et l’eau). Ce « prêt » devrait être pris en compte dans le calcul de « qui doit quoi à qui », mais il ne l’est pas. La dette écologique, c’est un peu ça. Du moins en partie. Evidement, cette logique fonctionne pour les gruyères avec ou sans trous, mais plus pour les gruyères à trous, par analogie hasardeuse qu’on peut faire avec les mines à ciel ouvert… 

On retrouve d’ailleurs la notion de dette écologique dans le programme environnemental d’Alianza pais, peut-être en souvenir de l’époque où Alberto Acosta et Fander Falconi étaient les conseillers politiques du pas-encore-président Rafael Correa. C’était il n’y pas si longtemps, mais cela parait déjà être une autre époque. Une époque durant laquelle Alberto Acosta, par exemple, sortait du monde des idées, des livres et des universités, pour prendre la présidence de l’Assemblée constituante. Ami des indigènes qu’il conseillait et qu’il conseille toujours, respecté par les intellectuels de gauche, économiste reconnu et ami-conseiller du Président qu’il a aidé à se faire élire, il est l’assembléiste le mieux élu du pays (sous l’étiquette d’Alianza pais), ce qui le propulse à la présidence de l’Assemblée constituante. Respectant son autorité morale, les membres de l’Assemblée constituante, dont les indigènes, lui font confiance pour diriger avec neutralité les débats et être un arbitre impartial…ou situé du « bon côté ». Durant six mois, les assembléistes travaillent à la rédaction de la nouvelle Constitution du pays sous sa présidence. Le chapitre qui s’écrit alors s’inscrit dans deux années d’activité politique intense, pendant lesquelles les Equatoriens ont été invités à participer à pas moins de cinq rendez-vous électoraux. Lors du premier, ils acceptent à 80% l’idée d’une nouvelle Constitution, permettant ainsi à Rafael Correa, alors récemment élu, d’augmenter au passage sa popularité en approuvant son projet politique. La deuxième élection, qui découle de la première, les amène à choisir les assembléistes, c'est-à-dire les personnes chargées de rédiger la nouvelle Constitution. La troisième fois, ils approuvent le nouveau texte rédigé et, enfin, en 2008, ils choisissent les nouveaux députés dans le cadre de la nouvelle Constitution dont ils viennent de se doter. Enfin, lors le dernier scrutin, ils réélisent dès le premier tour le président sortant, Rafael Correa, qui gagne haut la main, avec plus de 20 points d’avance sur son adversaire direct. Bel exemple de démocratie, n’est-ce pas ?

Rafael Correa et son mouvement politique, Alianza pais, ressortent de cette période électorale comme les grands gagnants. Partant d’un parti sans députés, ils se retrouvent avec 59 députés sur les 124 que compte l’Assemblée nationale législative. En fait, la seule chose qui cloche (à fromage), c’est la démission au bout de six mois d’Alberto Acosta de la présidence de l’Assemblée constituante, alors que de nombreuses attentes reposaient sur lui. Si ce dernier explique sa démission par son désaccord avec le calendrier de rédaction de la nouvelle Constitution, trop rapide selon lui, des doutes persistent : les ragots « de source sûre » (que mes petites oreilles ont entendus) parlent d’un complot du secteur le plus à droite de l’entourage de Correa pour forcer Acosta à démissionner, et certains amis et alliés de l’ancien premier homme du pays (pendant la rédaction de la Constitution, l’Assemblée constituante était dotée de pleins pouvoirs) lui reprochent âprement de les avoir abandonnés. Quoiqu’il en soit, le fusible entre les indigènes, le gouvernement et les écologistes ayant sauté, la discorde ne mettra pas longtemps à réapparaitre. Alors qu’on vient d’arriver dans le pays, les sujets qui fâchent ne manquent pas, avec, en tête de liste, l’exploitation minière et la loi de l’eau

Mais revenons à nos souriceaux. Dans la famille « écologistes » équatoriens de gauche, on trouve aussi les ONG, et en particulier - mais pas seulement ! - Accion Ecologica, dont l’une des fondatrices, Esperanza Martinez, est aussi une amie et collaboratrice proche d’Alberto Acosta (ils travaillent ensemble, entre autres, sur le projet ITT). Accion Ecologica, c’est aussi l’organisation par qui le scandale est arrivé. Si la brouille autour de l’exploitation minière entre les indigènes et le Président peut être interprétée comme l’une des batailles politiques opposant Alianza Pais au Pachakutik, le vent de menace qui souffle depuis quelques temps sur l’organisation écologiste est plus difficile à comprendre.

Il y a maintenant un peu plus d’un an, le gouvernement a voulu supprimer la personnalité morale d’Accion Ecologica. A l’époque, Rafael Correa déclarait : « il y a beaucoup de ces ONG qui font ce qu'elles veulent, s'immiscent dans la politique, ne rendent pas de comptes (...). C'est un chaos, mais nous sommes déjà en train d'y mettre de l'ordre ». Face à la levée de boucliers que cette décision avait alors provoquée un peu partout sur terre, le gouvernement fait marche arrière. Mais aujourd’hui, les attaques du Président se poursuivent dans la presse et dans son émission du samedi matin «Enlace cuidadano (le lien citoyen)». Avoir son programme télévisé est en train de devenir un exercice obligatoire des Présidents de la nouvelle gauche latino-américaine. Chavez a son émission de télé, Correa aussi. Dans celle-ci, le Président équatorien, dans un exercice de pédagogie politique (ou de démagogie populiste, diront ses opposants), explique au peuple les tenants et les aboutissants des réformes en cours.

Ainsi, en réponse à l’opposition des écologistes à la relance des activités minières et à leur plaidoyer en faveur du projet ITT**, le Président du pays les qualifie d’« écologistes infantiles ».

« Comment comptez-vous vous y prendre pour développer le pays, si ce n’est en utilisant ses richesses naturelles ? », voilà en substance la question que leur pose Correa. Ce à quoi ils répondent : « en se développant d’une autre façon qu’en utilisant un modèle qui dure depuis des siècles et qui n’a pas permis au pays de devenir plus riche ». «Je ne sais pas s'il y a un écologisme infantile, mais je crois bien qu'il y a un développementisme sénile », commente Joan Martinez Alier, célèbre théoricien catalan de l’économie écologique et de l’écologie politique, conseiller d’Accion Ecologica. Explicite, non ?

Certains parlent même de « malédiction de l’abondance »***. On n’est pas encore dans le « chien du jardinier » et l’offensive anti-écologiste-communiste-protectionniste d’Alan Garcia, le Président du pays voisin, mais on voit bien qu’entre les écologistes et Rafael Correa, la lune de miel est terminée.

Kri kri
Irkita


** L’objectif du projet ITT (dont on reparlera) est de laisser sous terre 20% des réserves pétrolières de l’Equateur afin de protéger un parc naturel possédant (probablement) le plus haut niveau de biodiversité du monde et abritant des peuples « non contactés »/ « en isolement volontaire »)
*** Alberto Acosta, La Maldicion de la abundancia, Abya Yala, Quito, 2009 : http://www.extractivismo.com/documentos/AcostaMmaldicionAbundancia09.pdf

jeudi 22 juillet 2010

Du 21-02-2010 au 24-02-2010 : Quito (1ière partie), comme à la maison

1 – « Casa, dulce casa »

Ce matin du 21 février, après une nuit de bus ressemblant à toutes les autres nuits de bus, lorsque nous débarquons dans une construction immense aux airs d’aéroport, il nous faut un peu de temps pour comprendre où nous sommes. L’ensemble porte le nom de « Quitumbe ». C’est le nouveau terminal routier de la ville, construit avec la volonté, paraît-il, de désengorger le centre où se situant l’ancien terminal qu’Anna et Jérémy avaient connu lors des précédents voyages. On kri-krisse un peu quand même quand on apprend qu’il nous reste encore une heure de transport avant d’arriver à destination… Mais de toute façon, on n’a pas le choix, et puis la situation n’est pas si dramatique que ça… du moins pour moi, qui, au lieu de porter de gros et lourds sacs à dos, me fais porter. Et aussi parce que le système de trolleybus de la capitale équatorienne fonctionne plutôt bien et, malgré un mode d’emploi un peu confus, un transport nous amène directement où il faut …

Alors, lorsqu’on arrive dans le centre historique de la ville, où nous avons rendez-vous avec un compatriote qui nous a gentiment proposé de nous héberger (merci !), on est contents. Moi, parce que les grandes villes - et encore plus les capitales - me captivent : la promesse d’y découvrir de nouvelles spécialités fromageuses y est pour beaucoup ! Pour ce qui est de mes compagnons, comme ils connaissent déjà les lieux, c’est un peu comme rentrer à la maison. Aux souvenirs encore tenaces de la lutte des compañeros de Ayabaca et à la sensation d’avoir encore un peu la tête dans les nuages et les pieds dans la terre (centenaire) de Vilcabamba, s’ajoute l’enthousiasme de découvrir la richesse politique et sociale équatorienne qui nous promet beaucoup.

Gruyère suisse sur le gruyère français, l’ami qui nous accueille vit dans une grande et lumineuse maison d’architecte, en forme de bateau, située dans un quartier tranquille, la Floresta. Nous avons aussi trois autres raisons d’être contents. La première, c’est que notre hôte a les coordonnées de beaucoup de personnes que l’on aimerait rencontrer; la deuxième, c’est qu’il va pouvoir nous raconter plein de choses ; enfin, la dernière et pas la moindre : il y a du saucisson et du pastis pour l’apéro ! « Comment Irkita, tu bois du pastis ? » « Et alors ? Vous croyez qu’elles font quoi les souris de Marseille lorsqu’elles ont soif ?… ». Alors, on s’installe. Déjà, des piles de bouquins à lire pour mieux comprendre le contexte du pays s’amoncellent de part et d’autre de notre lit improvisé.  « Comme à la maison » ! « Qu’est ce qu’on dit ? » « Merci ! ».

Le quartier la Floresta, un peu surélevé, est bordé par un flanc de montage recouvert d’arbres d’un côté et par la vallée où s’étend la cité de l’autre. Située à 2850 mètres au dessus du niveau de la mer, une croute de fromage en comparaison avec la Paz et ses presque 4000 mètres d’altitude, la capitale équatorienne, entourée de sommets volcaniques et verdoyants, est une ville habituellement fraîche où il pleut assez souvent. Sauf que - et c’est apparemment inhabituel - le climat de cette fin du mois de février est particulièrement clément et ensoleillé. Mes compagnons en sont un peu déboussolés. Eux, qui se souvenaient d’une cité aux quatre saisons quotidiennes, printemps frais le matin, été doux le midi, automne pluvieux le soir et hiver frisquet la nuit, ne s’y retrouvent pas. De mon côté, l’écharpe dont je me suis dotée à Loja est du coup un peu superflue. Pas grave. Cette chaleur anormale va nous permettre de parcourir à pied une bonne partie de la ville sans nous retrouver trempés par les averses. Et, en commençant tranquillement à glaner des rendez-vous, on prend un rythme boulot-trolleybus/pieds/pattes/dodo qui n’est pas pour nous déplaire.

La partie moderne (par rapport à la partie coloniale dite historique) de la ville, où s’enchainent petites rues aérées et maisons individuelles confortables qui donnent une apparence troublante de richesse, se parcourt sans aucun « sentiment d’insécurité ». La boulangerie voisine nous régale de délicieux produits pour nos petits déjeuners. Entre le café internet branché au quartier Mariscal - aussi connu comme « Gringolandia » en raison d’une forte concentration de cafés et de restaurants de « classe internationale » qui attirent les touristes de passage -, notre temporaire demeure confortable et le bureau de notre ami à la Flacso d’où la vue est spectaculaire, la capitale équatorienne nous accueille bien!



2 – L’Equateur, un grand pays amazonien

« Et le boulot dans tout ça ? A-t-on abandonné nos compagnons de lutte ? Quid des mouvements socio-environnementaux ? » Patience, ça arrive et ce n’est pas du n’importe quoi !

On qualifie souvent l’Equateur de « petit pays andin ». C’est incorrect pour au moins deux raisons. La première est que la partie andine du pays, la Sierra - bien que la concentration de la population y soit la plus forte -, ne couvre en réalité que la partie montagneuse et volcanique du centre, bordée à l’ouest par les régions côtières de l’océan Pacifique et, à l’est, par l’Amazonie qui représente un gros tiers du territoire national. La deuxième raison est due au caractère souvent dépréciatif, mignon-alors-pas-grand - je sais de quoi je parle ! - qu’implique le qualificatif « petit ». Certes, en termes de superficie l’Equateur, avec ses 283 000 km², n’est pas ce qui existe de plus grand. Mais si pour déterminer la grandeur d’un endroit on utilisait le critère du rayonnement des personnalités qu’il a vu naître, avec sa tripotée de célébrités socio-écolo-politico-indigéno-universitaires, l’Equateur serait incontestablement un « grand » pays : Alberto Acosta, Accion Ecologica, Esperanza Martinez, Blanca Chancoso, les Sarayaku, et j’en passe.

En attendant nos premiers rendez-vous qui vont nous amener à faire la rencontre de ces quelques « stars » de l’Amérique latine, nous profitons de nos derniers instants de repos pour dégrossir la situation avec une amie d’amie qui vit ici depuis des années. Pour cette européenne, arrivée ici il y a plus de 20 ans, la situation est contrastée. Elle nous confirme nos premières impressions : « l’Equateur, c’est tout sauf simple ». Voire même compliqué. Et à la question « alors, est-ce qu’il est vrai que l’Equateur a trouvé le bon équilibre entre le besoin de se développer (au sens classique du terme) et la nécessité de protéger l’environnement en invitant les mouvements sociaux, les écologistes et les universitaires à sortir de l’opposition ou de la réflexion passive pour participer à la gestion du pays ? », la réponse paraît être normande : « oui, mais non ; non, mais oui ».

En attendant que mes neurones déjà chauffés à blanc deviennent du pop-corn, je mange celui qui nous est offert par le café-bar-salle-de-concerts-café-internet où nous sommes et je me concentre sur des questions peut-être moins importantes, mais tout autant dépourvues de réponses, comme par exemple : « pourquoi est-ce que cet endroit s’appelle-t-il el pobre diablo (le pauvre diable) » ?


Sur le chemin qui nous mène à la maison, pendant que mes deux compagnons s’époumonent en débats et hypothèses que je trouve un peu prématurées, une série de scènes cocasses me font me questionner aussi sur mon équilibre mental. Entre autres choses, un chat chassant un graffiti version punk de mon (lointain) frère Mickey, Chavez jouant aux échecs avec Obama et une série de « Jésus pendus en l’air » finissent par me convaincre. En Equateur, les choses ne sont pas comme ailleurs…

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Kri kri
Irkita

jeudi 15 juillet 2010

20-02-2010 : Vilcabamba, où « ça fait du bien de se dégourdir les pattes»

Avec toutes ces histoires de conflits, de mines, de résistances et de crevettes, on n’a pas souvent eu l’occasion de se dégourdir les pattes, et la gastronomie péruvienne a été fatale pour notre ligne. Alors, comme on vient de débarquer dans un nouveau pays, on décide de s’offrir des vacances sportives … d’une journée. Direction Vilcabamba.

Vilcabamba, pour l’Equateur, c’est le lieu de la détente active (sport, équitation, randonnée) connu dans tous le pays, voire au-delà, pour être située dans « la vallée des centenaires ». D’où d’ailleurs une forte immigration nord-américaine, parait-il. Le village est aujourd’hui une étape quasi-obligatoire pour toutes les personnes visitant le pays. Alors, pour une fois, nous avons décidé de ne pas déroger à la règle.

Ici, on vient pour se détendre sportivement. Entre deux randonnées, à pied ou à cheval, dans les montagnes verdoyantes et sous un climat délicieusement tempéré, on boit des coups, on mange bien et sain, on se fait masser, on écoute des concerts de musique relaxante et on se baigne dans les piscines des hôtels luxueux. On n’ira pas jusqu’à là. De notre côté, nous passerons la journée à crapahuter. Ca fait du bien. On a même le temps de faire quelques pas dans le célèbre parc naturel Podocarpus, du nom d’un conifère endémique de la région (et oui !), puis nous nous détendons à l’aide d’une piña colada bien fraîche. Peut-on vivre 100 ans ainsi ? N’ayant pas la réponse, nous savourons ces petites vacances dans le voyage. Un sans fautes … si ce n’est le ceviche qu’on a eu le malheur de gouter à midi. La pauvre plat qu’on nous a apporté, une vague soupe de crevettes baignant dans du jus de citron, et qui en plus ne se voulait même pas « régime », nous rend nostalgique de Lima, un cours instant. Ah, la gastronomie péruvienne…



Mais c’est déjà l’heure de partir. Ce soir, cela faisait quelques temps, on voyage de nuit. On est contents, ça nous manquait. Dormir dans les bus, c’est presque une drogue, quand on commence, on ne s’en passe plus. On va pouvoir tester le confort des bus équatoriens. Et ça commence plutôt bien. Alors qu’on paie 12 $ au lieu de 15 pour le trajet Loja-Quito, on se souvient qu’en plus de faire des économies par rapport à la somme qu’on a prévu de dépenser, on vient de gagner trois heures de trajet. Comment a-t-on fait pour savoir qu’en économisant 3$ nous économisions aussi 3 heures de transport ? Simplement parce qu’en Equateur, le cout des trajets interurbains dépend de la durée du parcours selon le calcul simple de « une heure égal un dollar ». Pratique, n’est-ce-pas ?

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Kri kri
Irkita

mercredi 14 juillet 2010

19-02-2010 : Loja, canton écologique (et Irkita V3)

A nouveau pays, nouvelle apparence. Il faut dire que j’en avais marre de mon look 2.0 (deux point zéro) qui me donnait des allures de souris d’ordinateur, m’a-t-on soufflé (et qui n’a fait broncher personne d’ailleurs, snif…). Alors, à la moulinette d’un x-trem relooking, je change  une nouvelle fois d’allure. Humanoïde, Irkita ? A force de côtoyer des humains, peut-être …



Sympa la petite écharpe non ? Vous pouvez m’appeler Irkita-Mitterrand !

Fiers de ma nouvelle apparence, nous partons m’exhiber dans les rues de la ville. Loja, ça a beau être la quatrième ville du pays en population et la capitale de la province, on se dirait dans une petite ville. Province ? Vous étiez incollables sur la division administrative péruvienne, vous serez imbattable sur celle de l’Equateur. Donc, le pays est divisé en provinces, elles même découpées en cantons, dans lesquels on trouve de paroisses (parroquia). Facile, non ?

A première vue, et ce n’est pas une surprise, l’Equateur ce n’est pas le Pérou, même si on y parle la même langue et que le pays a fait partie, lui aussi, de l’Empire Inca. D’abord, évidement, parce qu’on y mange (un peu) moins bien, même si nos expériences à  Loja sont plutôt bonnes, ensuite, et cela nous étonne un peu, le pays à l’air plus riche. Peut-être est-ce le changement de monnaie ? Le passage du nouveau sol péruvien au dollar états-unien est effectivement déroutant. Et oui, l’Equateur a été « dollarisé ». En 2000, suite à une énième crise financière et pour tenter d’endiguer une inflation chronique, le pays abandonne le Sucre nommé ainsi en souvenir du célèbre maréchal de Simon Bolivar, libérateur du pays. Cette réforme monétaire a d’ailleurs valu sa tête au président de l’époque, Jamil Mahuad (oui, oui vous avez bien lu, il y a une communauté libanaise en Equateur). Autant le dire tout de suite, et c’est une autre particularité équatorienne, ici, être président c’est avoir un emploi précaire, limite intérimaire. Pas moins de 55 dirigeants en à peine plus d’un siècle – soit une durée de mandat en moyenne de deux ans : un record absolu pour l’Amérique latine plutôt habituée (il y a pas si longtemps) aux dictatures qui durent ? Autant le dire, la pression populaire est forte. Surprenant, non, quand on connait le goût de certains pour les coups d’Etat militaires. Ici, au contraire, si on doit désigner un acteur comme responsable, il faudrait peut-être regarder du côté des indigènes, et notamment en direction de la fameuse confédération des nationalités indigènes de l’Equateur d’Equateur, la célèbre CONAIE. Pour l’instant, on n’en sait pas beaucoup plus, mais on compte bien profiter de notre passage pour en apprendre autant qu’on pourra.

Ce qu’on sait en revanche, c’est que si, dans un premier temps, l’organisation indigène, via son bras politique, le Pachakutik, a soutenu le processus voulu par le président du pays, Rafael Correa, en participant à la rédaction de la nouvelle Constitution, aujourd’hui, le divorce semble consommé. Le point de friction se situe notamment autour des thèmes de l’exploitation minière et de la gestion de l’eau, ce qui nous intéresse de très près, comme vous vous en doutez. Evidement, on ne va pas tomber dans la facilité en donnant raison par avance aux « gentils » indigènes. Depuis notre séjour en Bolivie, on sait qu’ils font aussi de la politique, d’autant plus dans les pays andins et notamment en Equateur.

Ce que je dis là un peu crument n’est certes pas une révélation pour la plupart d’entre vous. Mais beaucoup de personnes, surtout depuis les fractions militantes occidentales, ont aujourd’hui de l’Amérindien une vision romantique à la « bon sauvage » de Montaigne, avec tous les clichés que cela comporte, dont celui de forcément lui donner raison. La réalité est évidement bien plus compliquée ou plus simple, au choix, puisque finalement, avant d’être un indigène, l’indigène est un être humain.

D’autre part, on a l’intention de découvrir le processus politique, la célèbre « révolution citoyenne », du (relativement) jeune et (relativement) beau président du pays. Ce dernier, à gauche sur l’échiquier politique du continent, souffle le chaud et le froid. Le chaud, par exemple, lorsqu’il réussit à renégocier une partie de la dette qu’a son pays auprès du FMI en la qualifiant d’illégitime. Le froid, quand il menace une des plus célèbres organisations écologistes du continent, Accion Ecologica, de lui supprimer sa personnalité morale. Ca aussi, on aimerait comprendre.

En attendant, nous parcourons, non sans un certain plaisir, les rues calmes et fraiches du centre historique de Loja. Si elle n’a pas la splendeur d’une Arequipa ou d’un Sucre, Loja semble être une ville où il fait bon de vivre. Peut-être un peu trop tranquille ?


Si nous nous y sommes arrêtés, au-delà du côté pratique, puisque c’est la première grande ville après la frontière avec le Pérou de ce côté-là du pays, c’est aussi parce qu’on en parle déjà depuis quelques temps. Connue et reconnue pour être la capitale écologique du pays, Loja a une réputation qui dépasse les frontières. Déjà à San Ignacio au Pérou, on nous ventait ses mérites. Alors, même si on est un vendredi en fin de journée et sans avoir aucun contact établi au préalable, nous partons faire notre enquête. C’est presque une maladie, non ? Bien cachée dans une poche, je n’envie pas mes compagnons lorsque je les entends s’essayer dans leurs explications sur les mouvements sociaux face à un employé de l’antenne locale du ministère de l’environnement qui rétorque « Je ne comprends pas, vous voulez des informations sur les balades à faire dans le coin ? ».

Finalement, nous nous retrouvons dans les bureaux chargés des problématiques environnementales de la province (sorte de conseil régional) où on a eu la gentillesse de nous recevoir. On y apprendra que la priorité est le traitement de déchets (la décharge de Loja y est effectivement pour beaucoup dans la réputation « verte » de la ville) et, surtout, l’éducation des enfants. Vaste programme. Alors que nous nous apprêtons à tirer notre révérence, le voisin de la personne chargée de nous accueillir s’emporte « vous voulez des vrais conflits sociaux-environnementaux ? Allez voir l’ONG gringa Nature & Culture International, qui, sous prétexte de conservation de l’environnement se crée des réserves privées de forêt, et, petit à petit, devient propriétaire des sources d’eaux de la région… ». Merci pour l’info, ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un chat. La preuve, maintenant tout le monde peut le lire !

Au moins, cette petite escapade dans l’administration de Loja nous aura permis d’admirer la coupole du bâtiment de la province. Magnifique ! Comme quoi, ça vaut le coup de faire du tourisme alternatif … Bon, il faut dire aussi qu’on est un peu perplexes. Présenté comme exemplaire, l’« écologisme » de la province de Loja ne semble pas casser trois pattes à un chat. Dommage. Je parle de l’écologisme, évidement. Et heureusement pour les chats.

Le soir venu, alors que mes compagnons se désaltèrent dans le bar (probablement) le plus sympa de la ville, une expo anar sur le recyclage nous prend au dépourvu. Comment est-ce que je sais que c’est une expo anar ? Facile, tout les « c » ont été remplacés par des « k ». Qui a dit que l’anarchisme c’était ne pas avoir de règles ?! Personne, bien entendu. Est-ce que Loja serait plus anar qu’écolo ? 


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Irkita

mardi 13 juillet 2010

18-02-2010, Chuta, voici l’Equateur !

Bon, c’est vrai qu’on a bien aimé le Pérou, mais on est quand même contents d’arriver en Equateur. C’est un pays qui promet beaucoup, le pays de « la révolution citoyenne », présidé par Rafael Correa, un des dirigeants (dits) « progressistes » d’Amérique latine. Sur la route qui nous mène de la ville frontalière de Macara à Loja, on fait la liste des réjouissances que nous réserve le pays où les pôles se rejoignent. Au programme, entre autres : une nouvelle Constitution proche de la perfection selon les dires de certains, la reconnaissance des « droits de la nature » - qui posent la nature comme un sujet de droits - et le célèbre projet ITT. Mais ne vendons pas la peau du chat avant le irk, en attendant Quito, la capitale, nous voici à Loja, notre première étape dans le pays.





Ah oui, j’oubliais : « Chuta ! » est une variante du « Pucha ! »

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Irkita

lundi 12 juillet 2010

18-02-2010 : Pucha, le Pérou, c’est fini !

Frais et heureux des rencontres que nous avons faites à Ayabaca, lorsque nous nous levons ce matin là, nous avons un petit pincement au cœur. Dernière journée au Pérou. Si tout se passe bien, ce soir, nous serons en Equateur… 
En guise d’adieu, le petit déjeuner d’Ayabaca nous offre une conversation représentative du niveau du système d’éducation péruvien. « D’où venez-vous » nous demande-t-on. « De France ». « Ah, Français… La France, c’est loin, non ? » - dit l’homme. Sa femme, plus sûre d’elle, affirme : « La France, je sais, c’est derrière la lac Titicaca »… Evidement, c’est pas complètement faux, vu du Pérou, même si le concept de « derrière » paraît bizarrement utilisé…L’éducation, évidemment, ne se calcule pas dans la croissance économique et ne sert à rien si l’on veut recevoir les félicitations du directeur du FMI, comme celles que le Pérou a reçu il y a peu de temps.

En tous cas, pour ce qui nous concerne, nous nous éloignons de plus en plus du lac Titicaca. Après une séance de «on rembobine la cassette» - re-descente de la route vertigineuse qui relie Ayabaca au reste du pays - et après quelques minutes d’attente sur le bord de la route reliant Piura à Loja en Equateur, nous filons vers la frontière.

Et de trois ! Ou « de quatre» ou « de cinq » et ainsi de suite ? « Trois, quatre, cinq quoi, Irkita ? ». Frontières, évidement ! Bien sur, si je compte « pour de vrai », il y a eu d’abord celle entre la France et la Belgique, celle entre la Belgique et Cuba, celle entre Cuba et le Mexique, puis celle entre le Mexique et le Pérou, ensuite celle entre le Pérou et la Bolivie suivie de celle entre la Bolivie et le Pérou et, aujourd’hui, celle entre le Pérou et l’Equateur. Mais vous voyez bien que ce n’est pas logique. Déjà est-ce qu’on doit compter les frontières franchies en avion entre l’Europe et les Amériques ? Et les escales ? Encore moins ! Ensuite, qui a déjà entendu parler de la frontière entre le Mexique et le Pérou ? Personne ! Et comme un aéroport, ici ou là bas, reste un aéroport, ça vaut pas non plus. Et peut-on parler de deux frontières entre le Pérou et la Bolivie, tout ça parce qu’on a fait des allers-retours pas logiques ? Si, on peut, car nous ne sommes pas passés par le même endroit. A l’aller, c’était la turquoise Copacabana alors qu’au retour, on a eu droit au surchargé Desaguadero. Alors, si on compte vraiment les frontières physiques que j’ai franchies sur mes petites pattes (et j’insiste pour ne pas me faire porter), ça fait trois… Ca y est, vous en avez marre ? Alors, j’arrête : « et de trois ».

Le temps a filé, et déjà sont derrière nous le Mexique, la Bolivie et dans quelques heures se sera le Pérou… On a bien aimé le Pérou. D’ailleurs, on y est restés deux semaines de plus que prévu. Souvenez-vous, c’était il y a quelque temps, alors qu’on arrivait de Bolivie, on s’extasiait devant la gastronomie péruvienne, à Arequipa. Puis venait Lima qu’on avait, contre toute attente, finalement beaucoup appréciée (faut dire qu’on y avait aussi tellement bien mangé… mais pas seulement!).

Au Pérou, il y a certes les fromages de Cajamarca, les ceviches [photo ceviche] et les papas rellenas, les lomos saltados, les parihuelas et j’en passe, mais il y a aussi et surtout les Péruviens que nous avons rencontrés. Toutes ces personnes qui luttent pour décider de leur avenir, pour ne pas se laisser broyer par la machine, pour ne pas se retrouver, comme mes cousins les hamsters, à faire tourner la roue, courant dans une cage, sans que cela ait beaucoup de sens et surtout, contrairement à ce qu’on leur dit, sans que cela n’améliore leur situation, en leur amenant - enfin !? - ce fameux « développement ».

Nous, le développement qu’on a pu croiser, celui du Cerro de Pasco, celui de la Oroya ou celui de Cajamarca - villes minières - c’est le développement de la pollution, de la misère, de la prostitution et de l’alcoolisme (même si à Cajamarca, ils font du bon fromage et que ça reste une jolie ville, contrairement à deux autres).

Alors, notamment parce que les exemples précédents existent, tous ne sont pas dupes. Des Andes à l’Amazonie, de Jaen et de San Ignacio jusqu’aux  rives du Rio Cenepa - dans cette grande forêt qu’on appelle le « poumon de la planète » -, on se défend pour que les métastases cessent de proliférer. De ces combats naissent, parfois, des solutions. A Tambogrande, à Ayabaca et à Huacambamba, par exemple, on propose, on invente, parfois avec succès, d’autres fois non. Des unions se forment et les luttes convergent. Des villes aux campagnes, des ONG aux indigènes, on s’allie pour la sauvegarde d’une certaine façon de vivre et d’une certaine vision du monde, même si d’autres la taxent de conservatrice, quand ce n’est pas d’écolo-communiste. On défend la vie et on lutte contre ce modèle de « développement » qui déracine, aussi bien les arbres que les cultures, et qui confond accumulation et richesse.

Plus que quelques minutes et nous quitterons le Pérou. A la frontière, lorsque nous descendons de la voiture, j’en ai presque les larmes aux yeux. « Pucha, le Pérou, c’était bien ». « Ah, te voilà repartie à divaguer petite souris ! Pucha, c’est quoi encore, ça ? ». «Pucha ? ». C’est un peu le p….ain péruvien, sauf que cela ne va pas dire p….ain, même si c’est probablement un dérivé. Il est employé dans les campagnes ou en Amazonie et est souvent associé à « Imaginate ! ». Ce qui donnerait traduit « P….ain, t’imagines ! ».

Enfin, voici la frontière. Un pont, un panneau nous remerciant pour notre visite au Pérou, un autre nous souhaitant la bienvenue en Equateur, finalement, les frontières se ressemblent toutes. Ce qui change, c’est leur fréquentation et l’amabilité des services de douanes. Après un contrôle de passeports d’une tranquillité rare, nous franchissons en quelques pas le Rio Macarà, du nom de la ville frontalière… côté équatorien, puisque côté péruvien il n’y a rien  qui marque la limite entre les deux pays. Nous voilà en Equateur… Pucha, le Pérou, c’est fini. (Il n’y a pas que les iles italiennes au large de Naples dans la vie).



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Irkita

lundi 14 juin 2010

17-02-2010 : Ayabaca, “un pueblo dans les nuages”

Ayabaca, située à 211 km de Piura, se réveille tôt, et lorsque nous sortons de l’hôtel à la rencontre de nos rendez-vous de la journée, l’activité bat son plein…  Ayabaca (ou Ayavaca, si l’on adopte l’orthographe du nom d’un peuple pré-incaïque qui habitait jadis ces lieux) est un pueblo (village ou peuple) paisible, posé sur un petit plateau, baignant dans les nuages. L’altitude et l’humidité de la nuit qui se dissipe font briller le village, une charmante bourgade à la patine coloniale, aux ruelles propres et à l’air pur. Tout autour, la végétation saupoudrée de brume accentue la sensation ambiante de plénitude et de tranquillité. Après avoir enchanté nos papilles avec quelques sucreries locales, surpris, nous fronçons du museau (vous avez déjà vu des souris avec des sourcils ?) : « C’est donc cela Ayabaca » ?



Un peu comme Tambogrande, Ayabaca fait maintenant partie de la légende du refus du développement. Ici, entre la mine et leur culture, les habitants de la province ont préféré rester ce qu’ils sont, c’est-à-dire des paysans. Ce qui a fait dire au président du pays, le docteur Alan Garcia, dans sa célèbre diatribe sur le chien du jardinier (El perro del hortelano) : « Quand je vais à la ville d'Illo  et que je vois son développement urbain, qui est le plus avancé du Pérou, je sais que c'est le résultat de l'exploitation minière et de l'industrie de la pêche, et la comparaison avec le village d'Ayabaca me fait souffrir. Ayabaca a plus de ressources minières que la mine de Cuajone dans le sud, mais ici, persiste une grande pauvreté. Et c'est que là, on a affaire au vieux communisme anticapitaliste du XIXième siècle qui se transforma en protectionnisme au XXième siècle et changea une nouvelle fois de chemise au XXIième siècle pour devenir environnementaliste. Mais toujours anticapitaliste, contre l'investissement, sans expliquer comment, avec une agriculture pauvre, on pourra  faire un bond vers un meilleur développement ». Entre « pauvres paysans » et « environnementalistes-protectionnistes-communistes-anticapitalistes », il n’y aurait donc pas d’autre échappatoire que la mine ?

Evidement, vous vous doutez que les propos du docteur Garcia ne doivent pas être pris au pied de la lettre et si vous lisez tout ce que j’écris, vous connaissez déjà l’histoire de la lutte des habitants des provinces d’Ayabaca et de Huamcabamba contre l’entreprise minière britannique, puis chinoise, Majaz-Rio Blanco. Nous aussi, nous connaissons déjà l’histoire. En revanche, ce que nous ne savons pas encore, c’est pourquoi Ayabaca a su résister comme elle l’a fait, peut-être mieux qu’ailleurs, et en tous cas de façon différente et avec un certain succès …  Et c’est ce que nos rencontres de la journée, avec le Front de défense de l’environnement, de la vie et de « l’agro » et avec la Fédération des communautés paysannes vont nous faire comprendre.

1 –Des Ayavacas aux rondas campesinas, les racines de la résistance

A Ayabaca, où chaque année depuis 1751, des milliers de Péruviens et d’Equatoriens se réunissent pour un pèlerinage important (Seigneur Captif d’Ayabaca), on est avant tout catholiques. Cependant, l’organisation, les légendes et les croyances des indigènes, dont descendent en partie les paysans de la province, aujourd’hui pour la plupart métisses, semblent être encore bien ancrées dans « l’inconscient collectif ». Par exemple, les Ayavacas , polythéistes, vouaient à l’eau, essentielle à la vie, un culte particulier, ce qui explique en partie l’antipathie qu’inspire aux habitants de la province une industrie qui pollue fortement les sources d’eau. On apprend aussi que l’organisation politique de ces amérindiens, qui, avant l’arrivée des Espagnols, avaient résisté quelque temps à l’invasion Inca, possédait déjà des caractéristiques que l’on retrouve aujourd’hui dans les campagnes de cette région: « Lors des assemblées populaires, ils élisaient leurs gouverneurs en temps de paix et leurs capitaines en temps de guerre. Qu’est ce qui se passe aujourd’hui ? Les communautés élisent leur autorité, le président de la commune, et quand elles se sentent menacées par un danger, il y les rondas ». Si l’on perçoit l’influence de l’Eglise catholique dans les valeurs des rondas, on sent bien qu’ici, elle a « pris » sur un terreau fertile. A entendre nos différents interlocuteurs, il est clair que, face à la mine, la force de l’organisation paysanne, structurée, autonome et démocratique, a été déterminante.

Structurée : « La fédération des communautés paysannes nait en 1998 et regroupe 76 communautés des 10 districts d’Ayabaca. […] Historiquement, elle s’est formée pour régler les problèmes internes des communautés et ceux qui surgissent entre les différentes communautés». Les communautés se structurent autour des deux édifices, les rondas campesinas, pour la sécurité, et la fédération,  pour les questions du territoire. « Ici, rondas et fédération c’est la même chose, nous avons des noms différents mais travaillons ensemble. Rondas et  communautés se confondent : un rondero est [presque toujours] aussi un comunero  (membre d’une communauté paysanne). Les rondas sont notre propre police […], la fédération s’occupe des conflits liés à la terre ». Autonome financièrement : « l’organisation se maintient à l’aide des ressources propres des communautés. Nous n’avons aucun apport de l’extérieur». Fonctionnant selon les principes de la démocratie directe, où toutes les décisions sont prises en assemblée. Par exemple, face aux ONG, qu’on accuse si souvent de manipulation (à tort ou à raison), « lorsqu’une d’entre elles nous propose une formation, c’est l’assemblée qui décide si on accepte et qui va y aller, pour que chacun puisse participer à tour de rôles ».


2  – Alliance Ville-Campagne

Un autre détail qui caractérise la lutte d’Ayabaca et qui a probablement participé à faire la différence, c’est que, dès le départ, la ville s’est aussi mobilisée contre la mine. « Il ya deux tendances, la ville et les communautés, qui ont des visions du développement distinctes». En général, « la zone urbaine associe [le développement] à l’investissement ». Mais ici, pour deux raisons (au moins), la situation est différente. Premièrement, parce que « dans l’histoire d’Ayabaca, comme le gouvernement ne fait rien, nous avons généré notre propre façon de créer du travail » et, deuxièmement, parce qu’en apprenant l’existence des concessions en 2000, les citadins se réunissent autour d’une table de concertation pour parler de l’avenir qu’ils souhaitaient pour leur province, en s’appuyant sur le plan de développement stratégique élaboré par la table et axé sur le « le développement  de l’agriculture et du tourisme ». Cette alliance ville-campagne s’exprimera tout au long du conflit. Lors de cette journée d’entretiens, nous connaîtrons ces deux facettes de l’opposition au projet minier et ferons même une visite à la mairie de la ville.

3 – « Sans la terre, nous ne pouvons vivre, quelqu’un doit se sacrifier »

Ce qui ressort immédiatement de nos entretiens, c’est qu’une organisation dépend beaucoup des dirigeants qu’elle a, de leur intégrité et de leur force de caractère. Il en faut des qualités et des valeurs solides pour résister à la corruption, aux menaces et à la répression, aux procès et à la diffamation. Pour les dirigeants des organisations d’Ayabaca, se sentir soutenus par une base solide et être ancré sur un territoire a été primordial. «  La mine m’a proposé de l’argent pour que je m’en aille d’Ayabaca et une maison avec un terrain là où je voudrais. J’ai refusé. Ils m’ont menacé. Ils ont fait appel aux services secrets. Je ne savais même pas qui ils étaient.  Ils m’appelaient la nuit, à une heure ou deux heures du matin. Je devais éteindre mon cellulaire. Comment ai-je fait pour poursuivre la lutte ? Je suis membre d’une communauté, je travaille ma parcelle et je vis de la terre. Mon épicerie c’est ma terre, mon salaire c’est ma terre. Tout est dans ma parcelle. C’est une fierté d’être rondero et comunero », nous témoigne le président de la fédération des communautés paysannes, chez qui la fierté d’être « dans le vrai » s’associe à l’esprit de sacrifice. «L’autre chose avec laquelle il faut être d’accord, c’est que quelqu’un doit être prêt à mourir, à souffrir pour nos enfants et pour tous ceux qui vivent. Si cette personne n’existe pas, tout est perdu, nous souffrirons tous, nous finirons tous par mourir à cause de la pollution. Quelqu’un doit assumer. Cette décision, je l’ai prise conjointement avec ma famille. Au début, mon épouse ne me comprenait pas. C’était difficile parfois, je devais partir plusieurs mois de la maison parce qu’on disait qu’on allait me tuer. Mais sans la terre nous ne pouvons vivre et sans eau propre nous ne pouvons pas vivre, sans cet air que nous respirons, nous ne pouvons pas vivre. Quelqu’un doit se sacrifier… » .  Leur solidarité fait leur force, et leur force c’est l’union. En 2007, les communautés refusent une offre de l’entreprise qui leur propose un fond de développement d’un montant de … 80 millions de dollars . Vous avez bien lu… Qui a dit qu’on pouvait corrompre tout le monde ?


3 – Marcher pour avancer …

Et de la force et de l’union, il en a fallu aux communautés d’Ayabaca. C’est cet esprit de communauté, qui les a portées à poursuivre leur lutte contre l’entreprise minière. En 2004, lors de la première marche, seulement 78 personnes de la province, et 3 de la ville d’Ayabaca, partent vérifier sur place l’existence de la concession cachée. Il faut dire que, contrairement à leurs compagnons de la province voisine, celle d’Huamcabamba, dont les 5000 manifestants feront le gros de l’assemblée (et pour qui la concession n’est qu’à 4h de marche), l’accès est long et compliqué: « Sans aucun chemin ni sentier, à travers la forêt primaire, dormant sous la pluie. C’est comme cela que  nous avons passé les 4 jours de marche ». La première confrontation avec l’entreprise minière se soldera par la mort d’un des participants, tué par une grenade lacrymogène qu’il a reçu dans la tête.

A leur retour, les marcheurs de la province de Ayabaca partent témoigner devant les communautés des événements qu’ils ont vécus, en se transformant en chaskis, mot qu’on utilise toujours à Ayabaca et qui désignait, à l’époque des Incas, les coureurs qui délivraient des messages et des objets dans tout l'empire. Petit à petit, «  base après base, communauté après communauté », malgré les « unes » des médias les accusant de « narcotrafic » et de « terrorisme » puisque c’est à la mode, le message poursuit son chemin, et tout le monde apprend l’existence du campement minier, des méthodes de l’entreprise et du danger qu’elle représente pour l’avenir. Dans les campagnes, on fait plus confiance aux marcheurs - « parce qu’un rondero que tous connaissent, on le croit » - qu’aux journaux. « L’organisation en est sortie fortifiée » nous confite-t-on, et « les manifestations qui se faisaient à 400 ou à 1000 personnes, ont fini par atteindre entre 8000 et 15000 personnes, hommes et femmes ». Et la lutte se radicalise. Du côté de la compagnie minière, elle poursuit ses calomnies dans les journaux. Ce à quoi, ce qui est une nouveauté, les intellectuels de la ville opposés à la mine répliquent, eux aussi, dans la presse. « Ceux sont des communistes démodés », - peut-on lire un jour, « La vérité doit sortir », - répondent opposants à la mine.
Sur le terrain, les choses se corsent pour l’entreprise. Les communautés, via les rondas campesinas, prennent la décision de ne plus laisser entrer d’inconnus sur leurs terres sans leur autorisation. « Personne n’entre dans ma maison si je ne le veux pas ». Qu’à cela ne tienne. Si elle ne peut plus être présente physiquement, l’entreprise change de méthode. Un jour « Ils nous ont envoyé des manuels scolaires », - nous raconte-on, « les comuneros ont été indignés : Comment pouvons-nous recevoir ces dons, alors qu’au campement, ils nous tirent dessus ? Alors, ils ont brulé tous les cadeaux de l’entreprise [..]. C’est une réaction naturelle de la communauté qui a voulu montrer qu’elle avait de la dignité”.  Le lendemain, les journaux titrent : « Inquisition ! Les paysans manifestent en brulant du matériel éducatif». Voyez le niveau…

Dans les campagnes, peut-être parce qu’on en a marre de se faire maltraiter par les médias et probablement pour bien d’autres raisons, une décision adoptée par une première communauté fait office de jurisprudence et est rapidement appliquée par toutes les autres : « si tu veux travailler avec la mine, tu laisses ta terre à la communauté. » Face à cet ultimatum, « les comuneros compromis avec l’entreprise feront machine arrière », - nous explique-t-on. A chaque attaque de la mine, les paysans répliquent, et l’effet escompté est l’inverse. Les communautés resserrent les rangs autour de la fédération et des rondas. La résistance se renforce. Si bien, qu’une nouvelle organisation surgit : la jeunesse organisée en défense de l’écologie régionale (JODER, rien que ça !). « Ce sont des jeunes qui ont étudié à Ayabaca mais qui viennent des campagnes, sans être ni ronderos, ni comuneros ». La jeunesse « hors champs », à cheval entre la ville et la campagne, entre dans la danse, encadrée à ses débuts par la Fédération des communautés paysannes dont elle est une des fiertés. Pourtant, « aujourd’hui c’est une organisation indépendante qui participe aux décisions ».


4 – Marcher et marcher encore


Toute cette dynamique finit par aboutir à la volonté d’un grand nombre de personnes d’aller voir sur place « parce que c’est une chose différente de voir, de connaître les  lacs, les paramos dont nous parlions tant mais que peu de gens connaissaient pour de vrai. » Cette seconde marche durera trois jours et deviendra une véritable épopée. « Alors que nous grimpions, les hélicoptères ont commencé à nous poursuivre. Ils ont dit  qu’on n’était qu’une centaine. En réalité, nous sommes partis 500 et, en chemin, les communautés que nous croisions ont grossi les rangs jusqu’à ce que nous soyons 4000. [….] Quand nous étions en plein paramo, sur la crête de la cordillère, pour la franchir et descendre de nouveau dans la forêt nuageuse, il s’est mit à «paramer ».

En guise d’explication de ce que c’est que « paramer », je me permets une citation dans la citation : «  Le paramo, c’est à la fois quand il pleut avec du vent, la  forme d’appeler ce phénomène, et l’endroit où ce phénomène a lieu. « Para » vient du quechua « pluie ». «Paramo » signifie donc « pluie permanente ». De là vient le concept. Il existe une confusion avec les Espagnoles pour qui « paramo » signifie « désert ». Parfois, on nous dit « vous êtes fous ! Pourquoi vous battez vous pour un endroit où il n’existe rien ? ». J’ajouterais, hors citation, que dans les Andes, on appelle « paramos » les écosystèmes de montagne captant l’eau des nuages et distribuant cette eau dans les rivières qui y naissent.
Mais poursuivons le récit. « Il s’était donc mis à paramer », un mélange de pluie et de vent fort, au milieu d’un paramo baignant dans la brume. « Les gens se sont mis à être terriblement inquiets et il y eu un vent de panique. De voir le paramo ainsi, avec un ciel noir, ils ont commencé à rebrousser chemin. Ceux qui ne connaissaient pas ce phénomène, disaient « la  montagne nous tue ». Cette petite phrase « la montagne nous tue », a été comme une révélation de leur conception de la nature. La montagne est un être vivant. Elle ne les laissait pas passer».  Ils partirent 500, furent 4000 et finirent à 180. « Nous sommes descendus dans la forêt et nous avons attendu le retour des autres… Ils ne sont pas revenus. Nous avons continué à marcher. Le temps avait changé. Le ciel s’était dégagé et le soleil avait fait son apparition. Nous nous sommes retournés et nous avons vu les lacs. Nous avions franchi la montagne et étions au campement de la mine».  

Ceux qui ont franchi le paramo, malgré leur nombre insuffisant, décident d’attirer l’attention du pays sur eux et tentent le tout pour le tout, en occupant la plateforme d’exploration et en demandant l’intervention des autorités … qui ne viendront pas. Délogés de la plateforme par les forces de la sécurité de l’entreprise et par la police, alors qu’ils se décident à repartir, « les gens ont commencé à revenir. Ils avaient su par radio que nous étions arrivés au campement. Les rondas avaient motivé le retour des comuneros et nous étions de nouveau près de 4000 ». Ils campent à une heure de chemin du campement minier. Dans la nuit du 31 juillet au 1ier aout 2005, alors que tout le monde dort, la police attaque, balles et gaz lacrymogène. Ils se défendent comme ils peuvent. « Nous avons fabriqué des petits boucliers faits de branches, comme le font le amazoniens, sur les conseils de ceux de San Ignacio qui étaient aussi avec nous. Les médias diront plus tard que nous étions armés. Nous étions encerclés. Les policiers arrivaient en hélicoptère».

32 personnes furent séquestrées pendant 3 jours par la police et les forces de sécurité privée de l’entreprise minière. « Ils nous ont projeté du gaz lacrymogène dans les yeux, nous ont attaché par la ceinture et nous ont amené aux toilettes du campement minier à côté de la rivière. On entendait bien la rivière. On s’est dit : « Ils nous tueront et nous jetterons à l’eau », comme cela s’était déjà fait au Pérou. Le premier jour, ils ne nous ont pas donné à boire. Avec tout le gaz lacrymogène qu’ils nous avaient envoyé au visage, nous avions les yeux, les narines et la gorge irrités et soufrions d’acidité. C’était comme s’ils nous disaient : « vous mourrez d’asphyxie et de déshydratation, ce n’est pas nous qui vous aurions tués». Le deuxième jour, un fiscal (procureur) de l’Etat est venu nous rendre visite. Il nous a accusés et nous a insultés, comme un policier de plus. Le troisième jour, alors que l’entreprise disait qu’il n’y avait pas de détenus, pas de morts, les gens, qui ne nous voyaient pas revenir, ont commencé à sortir dans les rues des villes et des villages, se solidarisant avec nous, demandant de l’aide au gouvernement pour qu’il fasse quelque chose ». Face à cette pression, enfin, les détenus sont relâchés. Entre le 31 juillet et le 2 aout 2005, dans les montages de la cordillère surplombant Ayabaca, sur le campement miner de l’entreprise Rio Blanco, le calvaire infligé aux opposants à la mine s’est soldé par la mort d’un comunero de plus.

Toute cette histoire aurait très bien pu n’être qu’une histoire, la valeur de la parole de 32 personnes  ne faisant pas le poids face à celle d’une multinationale minière, si quelques temps plus tard, des photos prises lors de cette séquestration, où l’on voit, avec tous les détails, les actes de torture et même la tentative de faire disparaître le corps du comunero décédé, n’avaient pas été rendus publiques par un ancien employé des services de sécurité de la compagnie minière présent sur place…
Voici ces photos.

4 –Enfanter dans la douleur

Peut-être que dans un autre contexte, dans un autre endroit, une telle mésaventure aurait eu raison de la détermination des communautés, mais à Ayabaca, ce ne fut pas le cas. S’ensuivent d’autres épisodes, certains victorieux, d’autres douloureux. Il y a par exemple l’histoire de la consulta que je vous ai déjà racontée. Finalement, la compagnie a fermé ses bureaux en ville d’Ayabaca et a décidé de concentrer son activité dans la province voisine, celle de Huamcabamba.

Et aujourd’hui, quel bilan peut-on faire ? La concession existe toujours, l’entreprise se trouve dans la phase de « réparation des impacts», la répression continue . Quant aux communautés à la culture métissée, mélangeant catholicisme et croyances ancestrales, aujourd’hui, leurs maîtres-mots sont « autosuffisance, autosubsistance et autonomie.  Aujourd’hui, les gens qui vivent dans cette partie du monde se sont mis à reforester leurs campagnes avec des arbres locaux, réfléchissent à des produits dérivés de la feuille de coca et voient le tourisme rural, géré directement par les communautés comme une possible source de revenus qui leur permettrait aussi de faire connaître leur lutte. Il faut dire qu’avec tous les vestiges archéologiques disséminés dans cette nature magnifique, il y a de quoi faire. Ils croient aussi au commerce équitable pour vendre les excédents de leur production, même si, pour eux, « l’exportation est secondaire ».

Ce dont ils ont besoin ? D’une route asphaltée pour désenclaver la région, de canaux d’irrigation pour parer aux aléas climatiques … et de se former.  A ce sujet, la fédération des communautés paysannes d’Ayabaca cherche de l’aide pour construire un local qui devrait servir de centre de formation pour les paysans des alentours. Vous êtes architectes ou étudiant en architecture ? Ils se proposent de vous accueillir sur place en échange d’un petit plan ... Peut-être même que cela pourrait se faire à distance, je n’en sais rien, moi, quand j’ai besoin, je creuse un trou… J’entends déjà les mauvaises langues me comparer à  la mine, mais rien à voir, tout est une histoire d’échelle !
Enfin, pour revenir à l’affirmation d’Alan Garcia sur la supposée pauvreté de la province, à Ayabaca, on n’est pas d’accord : « C’est un mensonge total de dire qu’Ayabaca est pauvre. Les indicateurs qu’ils utilisent pour mesurer la pauvreté sont de type occidental. Ils ne disent pas combien de vaches on a, combien de pomme de terre on produit. Ils ne voient pas nos richesses, ils comptent l’argent».

Je vous laisse le soin de juger par vous-mêmes.

Pauvreté ou pas pauvreté ?

A oui, j’allais oublier. Qu’est-ce qu’a donné la visite chez le maire (qu’on avait rencontré à Bagua lors de la réunion de l’ORPIAN)? On nous avait prévenus, « le maire fait de la politique ». Verdict : assisté, voire dépassé par ses conseillers (pour sa défense, on a appris plus tard qu’il avait des soucis de santé), il nous a fait un discours réchauffé, un peu langue de bois et tout à fait consensuel. Nous avons aussi eu droit à une séance photo.  On se demande bien quelle sera le commentaire qui accompagnera nos têtes dans le journal de la mairie. Heureusement pour moi, j’étais bien cachée au fond d’une poche… comme d’habitude. Qui n’a jamais rêvé d’être une petite souris ?

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Venceremos
Kri kri
Irkita