lundi 14 juin 2010

17-02-2010 : Ayabaca, “un pueblo dans les nuages”

Ayabaca, située à 211 km de Piura, se réveille tôt, et lorsque nous sortons de l’hôtel à la rencontre de nos rendez-vous de la journée, l’activité bat son plein…  Ayabaca (ou Ayavaca, si l’on adopte l’orthographe du nom d’un peuple pré-incaïque qui habitait jadis ces lieux) est un pueblo (village ou peuple) paisible, posé sur un petit plateau, baignant dans les nuages. L’altitude et l’humidité de la nuit qui se dissipe font briller le village, une charmante bourgade à la patine coloniale, aux ruelles propres et à l’air pur. Tout autour, la végétation saupoudrée de brume accentue la sensation ambiante de plénitude et de tranquillité. Après avoir enchanté nos papilles avec quelques sucreries locales, surpris, nous fronçons du museau (vous avez déjà vu des souris avec des sourcils ?) : « C’est donc cela Ayabaca » ?



Un peu comme Tambogrande, Ayabaca fait maintenant partie de la légende du refus du développement. Ici, entre la mine et leur culture, les habitants de la province ont préféré rester ce qu’ils sont, c’est-à-dire des paysans. Ce qui a fait dire au président du pays, le docteur Alan Garcia, dans sa célèbre diatribe sur le chien du jardinier (El perro del hortelano) : « Quand je vais à la ville d'Illo  et que je vois son développement urbain, qui est le plus avancé du Pérou, je sais que c'est le résultat de l'exploitation minière et de l'industrie de la pêche, et la comparaison avec le village d'Ayabaca me fait souffrir. Ayabaca a plus de ressources minières que la mine de Cuajone dans le sud, mais ici, persiste une grande pauvreté. Et c'est que là, on a affaire au vieux communisme anticapitaliste du XIXième siècle qui se transforma en protectionnisme au XXième siècle et changea une nouvelle fois de chemise au XXIième siècle pour devenir environnementaliste. Mais toujours anticapitaliste, contre l'investissement, sans expliquer comment, avec une agriculture pauvre, on pourra  faire un bond vers un meilleur développement ». Entre « pauvres paysans » et « environnementalistes-protectionnistes-communistes-anticapitalistes », il n’y aurait donc pas d’autre échappatoire que la mine ?

Evidement, vous vous doutez que les propos du docteur Garcia ne doivent pas être pris au pied de la lettre et si vous lisez tout ce que j’écris, vous connaissez déjà l’histoire de la lutte des habitants des provinces d’Ayabaca et de Huamcabamba contre l’entreprise minière britannique, puis chinoise, Majaz-Rio Blanco. Nous aussi, nous connaissons déjà l’histoire. En revanche, ce que nous ne savons pas encore, c’est pourquoi Ayabaca a su résister comme elle l’a fait, peut-être mieux qu’ailleurs, et en tous cas de façon différente et avec un certain succès …  Et c’est ce que nos rencontres de la journée, avec le Front de défense de l’environnement, de la vie et de « l’agro » et avec la Fédération des communautés paysannes vont nous faire comprendre.

1 –Des Ayavacas aux rondas campesinas, les racines de la résistance

A Ayabaca, où chaque année depuis 1751, des milliers de Péruviens et d’Equatoriens se réunissent pour un pèlerinage important (Seigneur Captif d’Ayabaca), on est avant tout catholiques. Cependant, l’organisation, les légendes et les croyances des indigènes, dont descendent en partie les paysans de la province, aujourd’hui pour la plupart métisses, semblent être encore bien ancrées dans « l’inconscient collectif ». Par exemple, les Ayavacas , polythéistes, vouaient à l’eau, essentielle à la vie, un culte particulier, ce qui explique en partie l’antipathie qu’inspire aux habitants de la province une industrie qui pollue fortement les sources d’eau. On apprend aussi que l’organisation politique de ces amérindiens, qui, avant l’arrivée des Espagnols, avaient résisté quelque temps à l’invasion Inca, possédait déjà des caractéristiques que l’on retrouve aujourd’hui dans les campagnes de cette région: « Lors des assemblées populaires, ils élisaient leurs gouverneurs en temps de paix et leurs capitaines en temps de guerre. Qu’est ce qui se passe aujourd’hui ? Les communautés élisent leur autorité, le président de la commune, et quand elles se sentent menacées par un danger, il y les rondas ». Si l’on perçoit l’influence de l’Eglise catholique dans les valeurs des rondas, on sent bien qu’ici, elle a « pris » sur un terreau fertile. A entendre nos différents interlocuteurs, il est clair que, face à la mine, la force de l’organisation paysanne, structurée, autonome et démocratique, a été déterminante.

Structurée : « La fédération des communautés paysannes nait en 1998 et regroupe 76 communautés des 10 districts d’Ayabaca. […] Historiquement, elle s’est formée pour régler les problèmes internes des communautés et ceux qui surgissent entre les différentes communautés». Les communautés se structurent autour des deux édifices, les rondas campesinas, pour la sécurité, et la fédération,  pour les questions du territoire. « Ici, rondas et fédération c’est la même chose, nous avons des noms différents mais travaillons ensemble. Rondas et  communautés se confondent : un rondero est [presque toujours] aussi un comunero  (membre d’une communauté paysanne). Les rondas sont notre propre police […], la fédération s’occupe des conflits liés à la terre ». Autonome financièrement : « l’organisation se maintient à l’aide des ressources propres des communautés. Nous n’avons aucun apport de l’extérieur». Fonctionnant selon les principes de la démocratie directe, où toutes les décisions sont prises en assemblée. Par exemple, face aux ONG, qu’on accuse si souvent de manipulation (à tort ou à raison), « lorsqu’une d’entre elles nous propose une formation, c’est l’assemblée qui décide si on accepte et qui va y aller, pour que chacun puisse participer à tour de rôles ».


2  – Alliance Ville-Campagne

Un autre détail qui caractérise la lutte d’Ayabaca et qui a probablement participé à faire la différence, c’est que, dès le départ, la ville s’est aussi mobilisée contre la mine. « Il ya deux tendances, la ville et les communautés, qui ont des visions du développement distinctes». En général, « la zone urbaine associe [le développement] à l’investissement ». Mais ici, pour deux raisons (au moins), la situation est différente. Premièrement, parce que « dans l’histoire d’Ayabaca, comme le gouvernement ne fait rien, nous avons généré notre propre façon de créer du travail » et, deuxièmement, parce qu’en apprenant l’existence des concessions en 2000, les citadins se réunissent autour d’une table de concertation pour parler de l’avenir qu’ils souhaitaient pour leur province, en s’appuyant sur le plan de développement stratégique élaboré par la table et axé sur le « le développement  de l’agriculture et du tourisme ». Cette alliance ville-campagne s’exprimera tout au long du conflit. Lors de cette journée d’entretiens, nous connaîtrons ces deux facettes de l’opposition au projet minier et ferons même une visite à la mairie de la ville.

3 – « Sans la terre, nous ne pouvons vivre, quelqu’un doit se sacrifier »

Ce qui ressort immédiatement de nos entretiens, c’est qu’une organisation dépend beaucoup des dirigeants qu’elle a, de leur intégrité et de leur force de caractère. Il en faut des qualités et des valeurs solides pour résister à la corruption, aux menaces et à la répression, aux procès et à la diffamation. Pour les dirigeants des organisations d’Ayabaca, se sentir soutenus par une base solide et être ancré sur un territoire a été primordial. «  La mine m’a proposé de l’argent pour que je m’en aille d’Ayabaca et une maison avec un terrain là où je voudrais. J’ai refusé. Ils m’ont menacé. Ils ont fait appel aux services secrets. Je ne savais même pas qui ils étaient.  Ils m’appelaient la nuit, à une heure ou deux heures du matin. Je devais éteindre mon cellulaire. Comment ai-je fait pour poursuivre la lutte ? Je suis membre d’une communauté, je travaille ma parcelle et je vis de la terre. Mon épicerie c’est ma terre, mon salaire c’est ma terre. Tout est dans ma parcelle. C’est une fierté d’être rondero et comunero », nous témoigne le président de la fédération des communautés paysannes, chez qui la fierté d’être « dans le vrai » s’associe à l’esprit de sacrifice. «L’autre chose avec laquelle il faut être d’accord, c’est que quelqu’un doit être prêt à mourir, à souffrir pour nos enfants et pour tous ceux qui vivent. Si cette personne n’existe pas, tout est perdu, nous souffrirons tous, nous finirons tous par mourir à cause de la pollution. Quelqu’un doit assumer. Cette décision, je l’ai prise conjointement avec ma famille. Au début, mon épouse ne me comprenait pas. C’était difficile parfois, je devais partir plusieurs mois de la maison parce qu’on disait qu’on allait me tuer. Mais sans la terre nous ne pouvons vivre et sans eau propre nous ne pouvons pas vivre, sans cet air que nous respirons, nous ne pouvons pas vivre. Quelqu’un doit se sacrifier… » .  Leur solidarité fait leur force, et leur force c’est l’union. En 2007, les communautés refusent une offre de l’entreprise qui leur propose un fond de développement d’un montant de … 80 millions de dollars . Vous avez bien lu… Qui a dit qu’on pouvait corrompre tout le monde ?


3 – Marcher pour avancer …

Et de la force et de l’union, il en a fallu aux communautés d’Ayabaca. C’est cet esprit de communauté, qui les a portées à poursuivre leur lutte contre l’entreprise minière. En 2004, lors de la première marche, seulement 78 personnes de la province, et 3 de la ville d’Ayabaca, partent vérifier sur place l’existence de la concession cachée. Il faut dire que, contrairement à leurs compagnons de la province voisine, celle d’Huamcabamba, dont les 5000 manifestants feront le gros de l’assemblée (et pour qui la concession n’est qu’à 4h de marche), l’accès est long et compliqué: « Sans aucun chemin ni sentier, à travers la forêt primaire, dormant sous la pluie. C’est comme cela que  nous avons passé les 4 jours de marche ». La première confrontation avec l’entreprise minière se soldera par la mort d’un des participants, tué par une grenade lacrymogène qu’il a reçu dans la tête.

A leur retour, les marcheurs de la province de Ayabaca partent témoigner devant les communautés des événements qu’ils ont vécus, en se transformant en chaskis, mot qu’on utilise toujours à Ayabaca et qui désignait, à l’époque des Incas, les coureurs qui délivraient des messages et des objets dans tout l'empire. Petit à petit, «  base après base, communauté après communauté », malgré les « unes » des médias les accusant de « narcotrafic » et de « terrorisme » puisque c’est à la mode, le message poursuit son chemin, et tout le monde apprend l’existence du campement minier, des méthodes de l’entreprise et du danger qu’elle représente pour l’avenir. Dans les campagnes, on fait plus confiance aux marcheurs - « parce qu’un rondero que tous connaissent, on le croit » - qu’aux journaux. « L’organisation en est sortie fortifiée » nous confite-t-on, et « les manifestations qui se faisaient à 400 ou à 1000 personnes, ont fini par atteindre entre 8000 et 15000 personnes, hommes et femmes ». Et la lutte se radicalise. Du côté de la compagnie minière, elle poursuit ses calomnies dans les journaux. Ce à quoi, ce qui est une nouveauté, les intellectuels de la ville opposés à la mine répliquent, eux aussi, dans la presse. « Ceux sont des communistes démodés », - peut-on lire un jour, « La vérité doit sortir », - répondent opposants à la mine.
Sur le terrain, les choses se corsent pour l’entreprise. Les communautés, via les rondas campesinas, prennent la décision de ne plus laisser entrer d’inconnus sur leurs terres sans leur autorisation. « Personne n’entre dans ma maison si je ne le veux pas ». Qu’à cela ne tienne. Si elle ne peut plus être présente physiquement, l’entreprise change de méthode. Un jour « Ils nous ont envoyé des manuels scolaires », - nous raconte-on, « les comuneros ont été indignés : Comment pouvons-nous recevoir ces dons, alors qu’au campement, ils nous tirent dessus ? Alors, ils ont brulé tous les cadeaux de l’entreprise [..]. C’est une réaction naturelle de la communauté qui a voulu montrer qu’elle avait de la dignité”.  Le lendemain, les journaux titrent : « Inquisition ! Les paysans manifestent en brulant du matériel éducatif». Voyez le niveau…

Dans les campagnes, peut-être parce qu’on en a marre de se faire maltraiter par les médias et probablement pour bien d’autres raisons, une décision adoptée par une première communauté fait office de jurisprudence et est rapidement appliquée par toutes les autres : « si tu veux travailler avec la mine, tu laisses ta terre à la communauté. » Face à cet ultimatum, « les comuneros compromis avec l’entreprise feront machine arrière », - nous explique-t-on. A chaque attaque de la mine, les paysans répliquent, et l’effet escompté est l’inverse. Les communautés resserrent les rangs autour de la fédération et des rondas. La résistance se renforce. Si bien, qu’une nouvelle organisation surgit : la jeunesse organisée en défense de l’écologie régionale (JODER, rien que ça !). « Ce sont des jeunes qui ont étudié à Ayabaca mais qui viennent des campagnes, sans être ni ronderos, ni comuneros ». La jeunesse « hors champs », à cheval entre la ville et la campagne, entre dans la danse, encadrée à ses débuts par la Fédération des communautés paysannes dont elle est une des fiertés. Pourtant, « aujourd’hui c’est une organisation indépendante qui participe aux décisions ».


4 – Marcher et marcher encore


Toute cette dynamique finit par aboutir à la volonté d’un grand nombre de personnes d’aller voir sur place « parce que c’est une chose différente de voir, de connaître les  lacs, les paramos dont nous parlions tant mais que peu de gens connaissaient pour de vrai. » Cette seconde marche durera trois jours et deviendra une véritable épopée. « Alors que nous grimpions, les hélicoptères ont commencé à nous poursuivre. Ils ont dit  qu’on n’était qu’une centaine. En réalité, nous sommes partis 500 et, en chemin, les communautés que nous croisions ont grossi les rangs jusqu’à ce que nous soyons 4000. [….] Quand nous étions en plein paramo, sur la crête de la cordillère, pour la franchir et descendre de nouveau dans la forêt nuageuse, il s’est mit à «paramer ».

En guise d’explication de ce que c’est que « paramer », je me permets une citation dans la citation : «  Le paramo, c’est à la fois quand il pleut avec du vent, la  forme d’appeler ce phénomène, et l’endroit où ce phénomène a lieu. « Para » vient du quechua « pluie ». «Paramo » signifie donc « pluie permanente ». De là vient le concept. Il existe une confusion avec les Espagnoles pour qui « paramo » signifie « désert ». Parfois, on nous dit « vous êtes fous ! Pourquoi vous battez vous pour un endroit où il n’existe rien ? ». J’ajouterais, hors citation, que dans les Andes, on appelle « paramos » les écosystèmes de montagne captant l’eau des nuages et distribuant cette eau dans les rivières qui y naissent.
Mais poursuivons le récit. « Il s’était donc mis à paramer », un mélange de pluie et de vent fort, au milieu d’un paramo baignant dans la brume. « Les gens se sont mis à être terriblement inquiets et il y eu un vent de panique. De voir le paramo ainsi, avec un ciel noir, ils ont commencé à rebrousser chemin. Ceux qui ne connaissaient pas ce phénomène, disaient « la  montagne nous tue ». Cette petite phrase « la montagne nous tue », a été comme une révélation de leur conception de la nature. La montagne est un être vivant. Elle ne les laissait pas passer».  Ils partirent 500, furent 4000 et finirent à 180. « Nous sommes descendus dans la forêt et nous avons attendu le retour des autres… Ils ne sont pas revenus. Nous avons continué à marcher. Le temps avait changé. Le ciel s’était dégagé et le soleil avait fait son apparition. Nous nous sommes retournés et nous avons vu les lacs. Nous avions franchi la montagne et étions au campement de la mine».  

Ceux qui ont franchi le paramo, malgré leur nombre insuffisant, décident d’attirer l’attention du pays sur eux et tentent le tout pour le tout, en occupant la plateforme d’exploration et en demandant l’intervention des autorités … qui ne viendront pas. Délogés de la plateforme par les forces de la sécurité de l’entreprise et par la police, alors qu’ils se décident à repartir, « les gens ont commencé à revenir. Ils avaient su par radio que nous étions arrivés au campement. Les rondas avaient motivé le retour des comuneros et nous étions de nouveau près de 4000 ». Ils campent à une heure de chemin du campement minier. Dans la nuit du 31 juillet au 1ier aout 2005, alors que tout le monde dort, la police attaque, balles et gaz lacrymogène. Ils se défendent comme ils peuvent. « Nous avons fabriqué des petits boucliers faits de branches, comme le font le amazoniens, sur les conseils de ceux de San Ignacio qui étaient aussi avec nous. Les médias diront plus tard que nous étions armés. Nous étions encerclés. Les policiers arrivaient en hélicoptère».

32 personnes furent séquestrées pendant 3 jours par la police et les forces de sécurité privée de l’entreprise minière. « Ils nous ont projeté du gaz lacrymogène dans les yeux, nous ont attaché par la ceinture et nous ont amené aux toilettes du campement minier à côté de la rivière. On entendait bien la rivière. On s’est dit : « Ils nous tueront et nous jetterons à l’eau », comme cela s’était déjà fait au Pérou. Le premier jour, ils ne nous ont pas donné à boire. Avec tout le gaz lacrymogène qu’ils nous avaient envoyé au visage, nous avions les yeux, les narines et la gorge irrités et soufrions d’acidité. C’était comme s’ils nous disaient : « vous mourrez d’asphyxie et de déshydratation, ce n’est pas nous qui vous aurions tués». Le deuxième jour, un fiscal (procureur) de l’Etat est venu nous rendre visite. Il nous a accusés et nous a insultés, comme un policier de plus. Le troisième jour, alors que l’entreprise disait qu’il n’y avait pas de détenus, pas de morts, les gens, qui ne nous voyaient pas revenir, ont commencé à sortir dans les rues des villes et des villages, se solidarisant avec nous, demandant de l’aide au gouvernement pour qu’il fasse quelque chose ». Face à cette pression, enfin, les détenus sont relâchés. Entre le 31 juillet et le 2 aout 2005, dans les montages de la cordillère surplombant Ayabaca, sur le campement miner de l’entreprise Rio Blanco, le calvaire infligé aux opposants à la mine s’est soldé par la mort d’un comunero de plus.

Toute cette histoire aurait très bien pu n’être qu’une histoire, la valeur de la parole de 32 personnes  ne faisant pas le poids face à celle d’une multinationale minière, si quelques temps plus tard, des photos prises lors de cette séquestration, où l’on voit, avec tous les détails, les actes de torture et même la tentative de faire disparaître le corps du comunero décédé, n’avaient pas été rendus publiques par un ancien employé des services de sécurité de la compagnie minière présent sur place…
Voici ces photos.

4 –Enfanter dans la douleur

Peut-être que dans un autre contexte, dans un autre endroit, une telle mésaventure aurait eu raison de la détermination des communautés, mais à Ayabaca, ce ne fut pas le cas. S’ensuivent d’autres épisodes, certains victorieux, d’autres douloureux. Il y a par exemple l’histoire de la consulta que je vous ai déjà racontée. Finalement, la compagnie a fermé ses bureaux en ville d’Ayabaca et a décidé de concentrer son activité dans la province voisine, celle de Huamcabamba.

Et aujourd’hui, quel bilan peut-on faire ? La concession existe toujours, l’entreprise se trouve dans la phase de « réparation des impacts», la répression continue . Quant aux communautés à la culture métissée, mélangeant catholicisme et croyances ancestrales, aujourd’hui, leurs maîtres-mots sont « autosuffisance, autosubsistance et autonomie.  Aujourd’hui, les gens qui vivent dans cette partie du monde se sont mis à reforester leurs campagnes avec des arbres locaux, réfléchissent à des produits dérivés de la feuille de coca et voient le tourisme rural, géré directement par les communautés comme une possible source de revenus qui leur permettrait aussi de faire connaître leur lutte. Il faut dire qu’avec tous les vestiges archéologiques disséminés dans cette nature magnifique, il y a de quoi faire. Ils croient aussi au commerce équitable pour vendre les excédents de leur production, même si, pour eux, « l’exportation est secondaire ».

Ce dont ils ont besoin ? D’une route asphaltée pour désenclaver la région, de canaux d’irrigation pour parer aux aléas climatiques … et de se former.  A ce sujet, la fédération des communautés paysannes d’Ayabaca cherche de l’aide pour construire un local qui devrait servir de centre de formation pour les paysans des alentours. Vous êtes architectes ou étudiant en architecture ? Ils se proposent de vous accueillir sur place en échange d’un petit plan ... Peut-être même que cela pourrait se faire à distance, je n’en sais rien, moi, quand j’ai besoin, je creuse un trou… J’entends déjà les mauvaises langues me comparer à  la mine, mais rien à voir, tout est une histoire d’échelle !
Enfin, pour revenir à l’affirmation d’Alan Garcia sur la supposée pauvreté de la province, à Ayabaca, on n’est pas d’accord : « C’est un mensonge total de dire qu’Ayabaca est pauvre. Les indicateurs qu’ils utilisent pour mesurer la pauvreté sont de type occidental. Ils ne disent pas combien de vaches on a, combien de pomme de terre on produit. Ils ne voient pas nos richesses, ils comptent l’argent».

Je vous laisse le soin de juger par vous-mêmes.

Pauvreté ou pas pauvreté ?

A oui, j’allais oublier. Qu’est-ce qu’a donné la visite chez le maire (qu’on avait rencontré à Bagua lors de la réunion de l’ORPIAN)? On nous avait prévenus, « le maire fait de la politique ». Verdict : assisté, voire dépassé par ses conseillers (pour sa défense, on a appris plus tard qu’il avait des soucis de santé), il nous a fait un discours réchauffé, un peu langue de bois et tout à fait consensuel. Nous avons aussi eu droit à une séance photo.  On se demande bien quelle sera le commentaire qui accompagnera nos têtes dans le journal de la mairie. Heureusement pour moi, j’étais bien cachée au fond d’une poche… comme d’habitude. Qui n’a jamais rêvé d’être une petite souris ?

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Venceremos
Kri kri
Irkita

mercredi 2 juin 2010

16-02-2010 : Tambogrande, berceau de « la consulta popular »

1 – De Piura à Tambogrande

Lorsqu’on se réveille, ce matin du 16 février 2010, à Piura, on est un peu nerveux. Déjà parce qu’il est tard (7h de matin !) et qu’il faut qu’on se dépêche pour ne pas rater le bus qui nous mènera à notre première destination de la journée où nous ne pouvons rester que la matinée. Et pour cause, le soir même nous voulons être à Ayabaca. On a décidé d’accélérer un peu. Après les vacances (studieuses) à Mancora et quasiment 6 semaines au Pérou, soit deux semaines de « trop » par rapport à notre programme initial, le temps presse. Ensuite, parce que notre première étape, Tambogrande, est un lieu symbolique, où s’est déroulé, il y a quelques années déjà, un combat victorieux contre l’industrie minière, l’exemple à suivre et qui a été suivi, dont la stratégie de lutte (l’organisation d’une consultation populaire) a inspiré bon nombre d’autres résistances, notamment celle d’Ayabaca - Huncabamba, mais pas seulement.

Alors, c’est un peu la course. On finit notre nuit dans le bus, où les conversations entre nos voisins vont … bon train (facile !). Exemple : « Les gens veulent des trains lents parce que les trains rapides sont stressants et comme ça on peut admirer le paysage et parler de la nature avec son voisin. Sinon, faudrait inventer des trains rapides qui ne secouent pas, mais bon, ça n’existe pas. » Sourire. C’est sûr que le bus secoue un peu et que le transport ferroviaire n’existe au Pérou que pour les marchandises, ou presque, mis à part l’arnaque hors de prix qui mène au Machu Picchu.

Enfin, on arrive sur les terres de la légende. Des coopératives, des manguiers partout, une statue de fermier la pelle au pied, Tambogrande annonce la couleur : ici, on cultive la mangue. Un peu surpris par la splendide du terminal terrestre (la gare des bus) qui contraste avec la pauvreté apparente de la ville, on file vers notre lieu de rendez-vous où un des anciens leaders de mouvement anti-mine nous attend. Nous sommes déjà en retard. Enfin, nous y voici, l’école privée Jean Piaget. Tiens, ça sonne français, non ?



2 - Tambogrande, mangues, meurtre, mine

Le leader en question, Pancho (Francisco) Ojeda, ancien maire de la ville et l’ancien second président du Front de défense de Tambogrande, on le connait déjà, en vidéo. Si Tambogrande a tant marqué les esprits, c’est aussi grâce à notre ami Tito Cabellos et à Stéphanie Boyd, qui ont filmé le conflit, et qui en ont fait un documentaire, «Tambogrande, mangues, meurtre, mine». Tito est le réalisateur péruvien de Guarango, qui, cela dit en passant, nous avait accueilli à Lima, il y a déjà presque trois mois, lorsque Jérémy débarquait en Amérique du sud et Anna et moi nous revenions du Mexique. Déjà trois mois, que le temps passe vite !

Tambogrande c’est l’histoire d’une ville dont les habitants ont préféré leurs mangues et leurs citrons à tout l’or du monde. Tout commence dans les années 1950, lorsque, sur l’impulsion du gouvernement péruvien (avec les financements états-uniens et de la Banque mondiale), les plaines arides de la région sont irriguées, et les terres agricoles gagnées sur le désert attribuées à des colons venus d’autres régions du pays.

S’y développe une agriculture vivrière (haricots, yuca, oranges, production de miel, etc.), couplée à une abondante production de mangues et de citrons pour l’exportation. Pendant quasiment un demi-siècle, Tambogrande vit au rythme des récoltes. On y vit, on y meurt. Et le temps s’y passe.

Comme partout en Amérique latine, où la crise de la dette a conduit à une reprimarisation des économies , dans les années 1990, le Pérou de Fujimori se lance dans la promotion de l’industrie minière, considérée alors comme la baguette magique qui allait permettre d’augmenter les portions de fromage, ou, en langage humain, comme un des principaux instruments du développement économique du pays. C’est la que Tambogrande ressort des placards. Une concession y fait surface, en plein milieu de la ville, vouée désormais à devenir une mine d’or.

3 – Communautés et mine, à chacun sa stratégie…

Les communautés, refusant de voir la moitié de la ville détruite et leur environnement pollué par l’activité minière, commencent à s’organiser. En 1999, l’archevêque du diocèse de Piura, Oscar Cantuarias, proche de la théologie de la libération comme nombre de ses frères péruviens de l’époque, donne l’impulsion en trouvant un avocat qui allait défendre ceux qui préfèrent mangues, citrons et ville à l’or qui se terre sous leurs pieds (et dont ils ne verront pas vraiment la couleur, de toutes façons). L’archevêque oriente aussi les paysans de Tambogrande vers une organisation travaillant sur les problématiques minières et qui vient d’être créée, la CONACAMI, qu’on a déjà rencontré à Lima, à Cerro de Pasco et à La Oroya  et qui à l’époque était ce que son sigle (Coordination Nationale des Communautés Affectés par les Mines)* laisse entendre. Impulsée par une ONG de Lima, CooperAccion, et les copains de Cerro de Pasco, la CONACAMI donne à l’ex-futur maire de Tambogrande l’opportunité d’exposer sa situation. Suite à cette rencontre et une fois de plus avec l’aide de l’archevêque, se crée une « table technique ». Associée au front de résistance qui réunit 59 dirigeants paysans locaux (issus des syndicats, organisation de mères, coopératives, rondas, etc.) représentant les 35 districts de la province, la « table technique » est composée de 9 institutions environnementalistes et de défense de droits de l’homme. Son but : faire annuler le projet minier.  « [La table] nous  fournissait les conseils techniques pour les décisions que nous prenions. Pour la première fois au Pérou, à Tambogrande, les ONG s’unissaient malgré leurs points de vue différents ». « Manipulation » des ONG, crieront certains? Je ne pense pas. « Orientation » peut-être, par exemple, lorsqu’elles débloquent les fonds nécessaires au voyage des dirigeants du front anti-mine à Cerro de Pasco, pour aller voir de leurs propres yeux à quoi ressemble une mine à ciel ouvert. Ce voyage, de l’aveu de notre ami, fait office de vaccin. Mais après tout, pourquoi pas, on ne fait pas de gruyère sans lait : « lorsque nous sommes allés voir la richesse minière de Cerro de Pasco, nous avons vu le « développement » amené par la mine. Des créatures de 13 ans qui vendaient leur corps … », nous confie Pancho. Un bon dessin vaut mieux qu’on long discours…
Voici le dessin



Face à cette alliance campagne-ville, l’entreprise minière canadienne Manhattan Minerals Corporation qui a rachetée à l’établissement de recherche français, le Bureau de recherche géologique et minière (qui ne parle pas d’or mais de cuivre et de zinc), la concession de 60 000 hectares située en partie sous la ville de Tambogrande, avance à petits pas et se concentre sur la partie rurale de la province pour obtenir ce qu’elle cherche de maires des petites municipalités de la province : l’autorisation de prospecter.



4 – Résister c’est créer

Malgré le danger, le front de défense reste soudé. Sur sa plaza de armas, l’éternelle place centrale de tout centre peuplé du Pérou, où on se réunit tous les dimanches, Tambogrande vit aux heures de la démocratie populaire. Certains discours, notamment ceux du futur martyre de la résistance, qui avait déjà travaillé pour une entreprise minière, Godofredo Garcia Baca, enflamment les cœurs. «Les besoins de base de l'humanité sont manger, s'habiller et avoir un toit. Il n'y a aucune nécessité publique appelée «or». Il n'y a aucune nécessité publique appelée «cuivre». Personne ne se nourrit ni d'or, ni de cuivre. Les gens vivent en mangeant de la nourriture et c'est de cela dont l'humanité a besoin. »
Les décisions sont prises publiquement. Les marches des paysans suivent les contre-marches organisées par la mine jusqu’à ce que, en 2001, les événements s’accélèrent. Les paysans détruisent les campements de l’entreprise et Godofredo est assassiné. En juin 2002, le front de défense et la mairie organisent un référendum (une consultation populaire) sur l’avenir du projet minier. La population rejette la mine avec 98% de voix. La réplique à la bourse de Toronto est immédiate. L’action de la compagnie chute de 30%.

Le referendum de Tambogrande, qui aboutira au départ de l’entreprise minière, deviendra un cas d’école pour d’autres pays de la région et suscitera de l’espoir pour de nombreux mouvements d’opposition à l’industrie minière sur terre. La population de Tambogrande remporte une victoire décisive face à une multinationale minière qui n’aura pas réussi à transformer la moitié de la ville en gruyère français géant (si vous avez suivi, c’est le gruyère à trous) en extrayant l’or qui dort dessous.

5 – Et après ?

Que s’est-il passé depuis 2002 ? Alors qu’il nous balade dans sa moto-taxi, l’ancien maire de la ville nous fait un tableau peu élogieux. Ici, 90% de la production de mangue est chimique, la pauvreté est galopante et le chômage fait des ravages. La saleté, les rues poussiéreuses et les baraques croulantes qui les bordent n’évoquent pas vraiment la prospérité. Si on y ajoute l’insécurité, qu’un Crist perché comme à Rio ne suffit pas à faire disparaître, la situation n’est pas brillante. La faute en partie au successeur de Pancho à la mairie, dont les oreilles se mettent à siffler. Aujourd’hui, les mangues ne rapportent pas assez. Pancho, lui, avait impulsé la production bio et équitable, mais son successeur qu’il accuse de corruption n’a rien fait pour que son initiative se poursuive.

L’ancien maire et futur candidat, toujours aux commandes de sa moto-taxi, nous fait faire un tour des infrastructures dont s’est dotée la ville sous son mandat : un jardin bordant une rivière que l’on traverse sur des bouées pneumatiques poussées par des habitants de la ville qui gagnent ainsi leur vie, un pot de fleurs gigantesque un peu absurde chevauchant la route à l’entrée de la ville et nous demandant d’être souriants (en réalité une réplique d’un tambo, construction inca servant d’auberge et/ou de centre d’approvisionnement, symbole de la ville), ainsi que le fameux terminal terrestre dont la taille ferait presque pâlir celui de Lima (si, si, il y a un terminal terrestre à Lima). On apprend au passage qu’il a été baptisé du nom du héros du conflit minier, Terminal Godofredo Garcia Baca…


6 – En attendant la renaissance, le moyen âge ?

L’heure de gloire de la ville et de son mouvement de résistance, dont les acteurs ont fait le tour de l’Amérique latine (Equateur, Bolivie, Argentine…) pour raconter leur histoire, semble aujourd’hui faire  partie du passé, et tout cela nous laisse un peu désemparés. D’autant plus qu’on apprend que la concession existe toujours. « On s’est battus contre Fujimori, contre Toledo, contre Garcia, mais la concession est toujours là. Aujourd’hui, c’est la Buenaventura qui la possède ». Et la Buenaventura, première entreprise minière au Pérou, co-actionnaire de la Yanacocha à Cajamarca, impliquée dans divers scandales, n’est pas un enfant de cœur.

Sur notre demande, nous terminons quand même par aller voir les fameuses mangues. Sur le bord de la route reliant Piura à l’Equateur, des camions chargent et chargent des caisses remplies. Quelques vendeurs sont là aussi pour les acheteurs occasionnels. Ici, la caisse de 20 kilos se vend 2 soles (0,6 €), autant dire une misère. Certaines années cela monte à 60 soles (17 €). « On sait bien que les prix n’ont pas autant baissé, mais les grossistes font la pluie et le bon temps ». Conclusion ? « Nous sommes heureux que les mineurs nous aient laissés tranquilles, mais économiquement la situation n’a pas changé », nous confie l’ancien leader du front anti-mine de Tambogrande en guise de salut.



7 – De Tambogrande à Ayabaca

Après avoir avalé notre repas, nous poursuivons notre chemin vers notre dernière étape péruvienne. Peu à peu, les rizières remplacent les manguiers, puis la terre succède au bitume. Enfin, après 3 heures d’ascension sur une route au bord d’un précipice que la brume épaisse rend duveteux et presque accueillant, nous voici de nouveau dans les Andes, à Ayabaca, la capitale de la province du même nom, dont nous avons tant entendu parler à Piura, la veille.
Le village dans lequel nous arrivons de nuit a des allures d’un bourg alpin. L’air y est frais, les couvertures de l’hôtel épaisses et les plats du restaurant aussi délicieux que copieux. Je profite de la tranquillité de la soirée pour me consacrer à mon passe temps favori, rêver du fromage, et je m’imagine au coin d’un feu en train de déguster … une bonne fondue savoyarde…


* Note :  Aujourd’hui, la CONACAMI (Coordination Nationale des Communautés Affectés par les Mines) a réorienté sa stratégie et se définit, aussi, comme une organisation indigène, un peu comme l’équivalent andin de l’AIDESEP. Politiquement, c’est un virage stratégique, même si de nombreux « affectés par la mine » se considèrent plus comme paysans que comme indigènes …

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Kri kri 
Irkita