lundi 22 mars 2010

28-01-2010 : Bagua (1) : à la lisière de la forêt peuplée de chiens du jardinier mangeurs d’hommes…

Bagua est la capitale de la province de Bagua du département d’Amazonas, qui, comme son nom l’indique, se situe en Amazonie. En réalité, pour vraiment se retrouver dans la forêt, il faut rouler encore quelques heures à partir de Bagua, petite ville de province aux rues poussiéreuses, à l’horizon plutôt déboisé, aux habitants souriants et détendus, à la connexion internet catastrophique et aux cucarachas envahissantes, où nous nous retrouvons en cette fin du mois de janvier 2010.

Pourquoi venir à Bagua capitale, dite également Bagua chica ou Bagua tout-court, qui n’est même pas à proprement parler une ville amazonienne et qui ne figure dans aucun guide touristique ? Si nous sommes ici, c’est parce que nous y avons été invités par l’AIDESEP (Association Inter Ethnique de Développement de l’Amazonie péruvienne) pour assister à une réunion extraordinaire de l’ORPIAN, l’une de ses 8 bases régionales. Et pas la moindre. Quelques jours plus tard, une habitante métisse de la ville qui tient un petit café de « produits bio et bons pour la santé », nous mettra en garde contre les Indiens – Awajuns et Wampis – qui composent cette organisation. « Attention si vous allez dans la forêt, ils mangent des humains et ils punissent les fautifs en les laissant se faire dévorer par les fourmis !... mais ce n’est pas de leur faute, ce sont des sauvages, des enfants en somme… ». Racistes, les Péruviens ? Il faut dire que la presse locale et nationale a plutôt bien travaillé dans ce sens. Pour ce qui est de cette dame d’une cinquantaine d’années qui se montre si gentiment préoccupée par notre sort, elle vit à Bagua depuis quarante ans, et elle n’est jamais allée dans « la forêt ». « Mais les gens disent que… ». Du classique.


Bien plus que pour leur prétendu (et évidemment complètement inventé) cannibalisme, les Awajuns et Wampis intéressent les médias péruviens et internationaux surtout depuis le massacre du 5 juin 2009, connu aujourd’hui sous le nom du Baguazo.

Quel fût leur rôle dans ce massacre, qui a laissé, officiellement, près de 200 blessés et 34 victimes mortelles : 23 morts et un disparu du côté de la police et 10 civiles décédés (indigènes et métisses) ?.

Si l’on croit les personnes présentes ce jour là, c'est-à-dire eux-mêmes, les membres des « rondas campesinas » des provinces de Jaen et de San Ignacio (Cajamarca), ainsi que deux coopérants belges dont les photos ont permis une médiatisation rapide des événements, mais aussi les différents rapports des organisations internationales de défense des droits de l’homme comme la FIDH et Amnesty International, l’implication des Awajuns et des Wampis dans les événements du 5 juin 2009, le fut surtout en tant que victimes. Si en revanche, on en croit la police, les enquêtes du gouvernement, les journaux péruviens et les conclusions de la commission d’enquête formée dans le cadre des tables de dialogue mises en place suite à ces événements, la responsabilité du Baguazo est à la charge des indigènes, qui – selon les dires de tous ces acteurs cités plus haut - en plus d’être sous-développés, sont des narco-terroristes-paramilitaires. Et, bien sûr, des « chiens du jardinier » qui, pour des raisons profondément égoïstes, empêchent le développement du pays. .

Un peu moins d’un an après avoir publié cette profession de foi, dans le cadre de la mise en œuvre des Traités de Libre Commerce (signés avec les Etats Unis, avec la Chine et en cours de négociation avec le Japon) et en vue du futur Accord d'Association avec l'Union européenne, Alan Garcia adopte un paquet de 99 décrets législatifs qui cherchent à mettre à jour la législation péruvienne pour qu’elle corresponde à ce qui est prévu dans ces traités. En pratique, et en ce qui concerne l’Amazonie, il s’agit notamment de changer le régime d’utilisation du sol et de parcelliser 70% du territoire de la forêt en le divisant en lots qui seront ensuite attribués aux transnationales minières et pétrolières, surtout, mais aussi pour la production d'agro-carburants, la capture de carbone, les monocultures agricoles et forestières, etc. Ces lots se trouvent en grande partie dans des zones classées réserves naturelles ou sur les territoires habités par les peuples indigènes.

Si le pétrole est déjà exploité en Amazonie (à bien plus petite échelle que ce qui est prévu aujourd’hui), notamment dans le département de Loreto, où les populations Ashuar en paient les frais, pour ce qui concerne l’exploitation minière, les concessions en Amazonie sont nouvelles. Les projets miniers débordent donc de leur zone d’implantation habituelle, à savoir la Sierra (montagne) et la Costa (la côte) pour faire leurs trous - c’est le cas de le dire - dans la forêt. Chez les Awajuns et les Wampis, à la frontière avec l’Equateur, il s’agit d’une entreprise minière canadienne (comme les 60% des entreprises minières au monde), au doux nom d’Afrodita. .
.
Ainsi, quand, dès août 2008, l’AIDESEP, l’une des deux organisations indigènes de l’Amazonie (la deuxième, la CONAP, se montre au début plus conciliante), exige la dérogation des décrets législatifs et la consultation des peuples indigènes, c’est pour défendre les territoires indigènes et leurs modes de vie, mais aussi pour protester contre le modèle du prétendu «développement » qui transforme la forêt amazonienne en quartier de bœuf pour multinationales. .

Après une première mobilisation en 2008, le gouvernement s’engage à déroger deux décrets dont l’adoption simplifiait les modalités de vente des terres collectives. En avril 2009, l’AIDESEP appelle à une grève générale. Les différentes communautés indigènes Awajuns et Wampis, en premier lieu ceux du département du Cenepa, entament un processus de résistance qui finira par réunir près de 3000 d'entre eux à Bagua, un nombre énorme lorsqu’on connait l’éloignement de la plupart des communautés de la capitale du département. Certaines d’entre elles sont à plusieurs jours de marche et de canoë. Plusieurs milliers de ronderos, membres des « rondas campesinas » (on en parlera plus loin) des provinces de Jaen et de San Ignacio de la région de Cajamarca, se joindront aussi aux indigènes, en assumant une bonne partie de la logistique (en amenant les aliments, etc.). Entre autres actions de protestation, les indigènes occupent la station de service N°6 de l’entreprise publique Petroperu, où ils détiennent 11 policiers. De même, les indigènes et les ronderos couperont, pendant plus de 50 jours, l’accès routier à l’Amazonie en bloquant une portion de la route Fernando Belaunde Terry connue comme « Curva del Diablo ». Le « paro » (blocage de routes) est la méthode de contestation non violente la plus populaire en Amérique latine. A ce titre, tous les gouvernements des pays de la région, qu’ils soient conservateurs, libéraux ou progressistes, sont en train de légiférer (ou l’ont déjà fait) en l’interdisant et en le condamnant fortement. Certains diront qu’il faut respecter l’ordre public, et d’autres qu’il y a une criminalisation inacceptable de la contestation. Quand on traite de terroristes des personnes qui bloquent (parfois à quelques dizaines seulement) la circulation, sachant que c’est une pratique aussi fréquente que de faire la grève en France, je ne peux m’empêcher d’être d’accord avec les seconds (enfin, « être d’accord » est un euphémisme). .


Le 4 juin, le Congrès suspend le débat sur l’annulation des décrets et le gouvernement envoie la police, en force, parce que, comme tout le monde le sait, négocier avec ces sauvages n’est pas possible, d’autant plus qu’ils ont du mal à maîtriser le castillan. Le 5 juin, c’est l’affrontement. On ne sait pas ce que se sont dit les chefs de la police et les apus (chefs traditionnels) indigènes avant que la police ouvre le feu sur la foule, mais on nous a raconté que lors d’un face-à-face entre les forces de l’ordre et les Ashuars de Loreto, alors que ces derniers réclamaient la réparation des dommages environnementaux causés par l’exploitation du pétrole sur leur territoire, un apu avait prévenu la police : « si les choses dérapent, nous sommes des guerriers, nous répliquerons. Sauf que moi et mes frères, nous savons pourquoi nous allons mourir, alors que vous, vous ne savez pas ».   .

La police fait feu à la Curva del diablo. Quand la nouvelle arrive aux indigènes qui bloquent la estacion 6, ils répliquent en mettant à mort les 11 policiers détenus. A Bagua aussi, la situation dégénère. Près de 200 blessés et 34 morts : 24 policiers (dont un disparu) et 10 civiles, selon la version officielle. Officieusement, on donne des chiffres de civils tués allant jusqu’à quelques centaines. Pourquoi ne compte-t-on pas les morts ? Parce qu’on dit que les corps ont été mis dans des sacs plastiques avant d’être jetés à l’eau ! Un rondero de la province de San Ignacio, qu’on rencontrera plus tard, dit l’avoir vu par ses propres yeux, d’autres témoignages confirment. Terrible.
Voilà, en grandes lignes, l’histoire du 5 juin 2009. Ensuite, savoir pourquoi est-ce que ce jour là les forces de police se sont mises à tirer à balles réelles, sachant que 11 d’entre eux étaient aux mains des indigènes et que, dans le code de l’honneur des Awajuns et Wampis, la mort d’un frère appelle la mort d’un ennemi, est une autre histoire et on ne peut faire que des suppositions.

Le 18 juin, le Congrès s’engage à déroger deux autres décrets législatifs (le 1064 et le 1090) et, depuis, le gouvernement et des représentants de la société civile et des organisations indigènes se sont retrouvés autour de 4 tables de dialogue pour désamorcer le conflit. Les conclusions, qui sont tombées une semaine avant la réunion à laquelle nous assistons, ne sont pas acceptées par les amazoniens, notamment celles de la première table de dialogue qui concernent justement les événements du 5 juin, pour lesquels toute la responsabilité est remise sur les indigènes. Ils n’apprécient pas non plus les photos diffusées dans la presse qui les accusent du kidnaping du policier disparu. Pour eux, il s’agit d’un montage car personne, ni le ministère de la défense, ni les enquêteurs indépendants chargés de l’affaire,  n’est en mesure de montrer la vidéo dont est issue cette capture d’écran Même le père de la victime ne semble pas croire à cette version de l’histoire. L’ambiance n’est donc pas à la réconciliation. Voilà, en aussi bref que possible (!!!), pourquoi nous sommes à Bagua aujourd’hui. On en parle sur ALDEAH.


--
Kri kri
Irkita

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire