mardi 27 juillet 2010

Du 21-02-2010 au 24-02-2010 : Quito (2ième partie) – L’Equateur, « la guerre des gauches »…

De discussions en lectures, de questions en réponses, on commence à avoir l’impression de discerner un peu mieux le paysage politique équatorien. Si le pays est certes à gauche, cette gauche est pleine de désaccords. Gauche de gauche, gauche de droite, gauche de centre droit, droite de centre gauche, indigènes de gauche, indigènes de droite de la gauche, écolos trotskistes, socialo-écologistes… Je caricature, certes, mais sans même évoquer l’opposition de droite - celle-ci bien fermement à droite -, au sein des différentes tendances de la gauche équatorienne, les dévéloppementistes et les environnementalistes-indigénistes (les deux principaux grands courants pour les thèmes qui nous intéressent) s’affrontent en un ballet permanent de «je t’aime - moi non plus», à en perde son kri-kri.

Un jour alliés, le lendemain ennemis, ici, on s’aime autant qu’on se déteste, et aux amours du matin succèdent les noms d’oiseaux du soir. Les analystes qui aiment la politique-spectacle s’en donnent à cœur joie. De trahisons en réconciliations, de menaces en déclarations d’amour, de coups médiatiques en ragots de basse-cours, tous les coups sont permis. Comme partout, diront certains. Ou peut être un peu plus que partout… Quoi qu’il en soit, voici une modeste tentative de description souritesque des principaux ingrédients de cette marmite en ébullition.

Rafael Correa
A tout seigneur, tout honneur, commençons par Rafael Correa (qui fait de l’économie à bicyclette), l’actuel Président du pays. A en croire les enquêtes d’opinion, il jouit actuellement d’une popularité incontestée. Ancien professeur d’économie, il représente l’archétype de celui qui vient (presque) de nulle part et qui, sans véritable parcours politique au préalable, arrive directement à la tête du pays. Si c’est une situation impossible à envisager en Europe, la vie politique récente de l’Amérique latine est parsemée d’histoires à succès similaires. Certains en ont même fait même une stratégie politique, Fujimori au Pérou, Chavez au Venezuela, pour ne citer qu’eux.

Mais revenons à l’Equateur. Rafael Correa, véritable homme-couteau-suisse , « humaniste de gauche et chrétien », comme il se définit lui-même, est né à Guayaquil, capitale économique du pays et l’éternelle rivale de Quito qui a vu naître bien d’autres présidents et hommes politiques (plutôt de droite). En Equateur, on est de la Sierra (de la montagne) ou de la Costa. On peut aussi être de l’Oriente (Amazonie), mais étrangement on en parle moins. En général, entre ceux de la côte et ceux de la montagne, on ne s’apprécie pas beaucoup. « L’influence des climats », comme dirait Montesquieu. Cela dit, les uns comme les autres finiront toujours par se réconcilier autour d’une Pilsener, la bière nationale, et s’accorderont à dire que c’est « la meilleure bière du monde ».

Bref, en Equateur, il est presque impossible de gagner une élection sans l’appui des deux grandes villes, qui, à elles seules, représentent plus d’un tiers des habitants du pays. Et oui, la population du pays est majoritairement urbaine, comme dans tous les pays d’Amérique du sud d’ailleurs.
En 2005, le bref épisode de 3 mois comme ministre de l’économie du président Palacio est la seule expérience politique de Correa, enfant de Guayaquil et professeur à Quito. Soutenu par les intellectuels et par les écologistes de gauche, il base sa campagne électorale sur le fort ressentiment « anti-partis » des électeurs. Un mauvais fromage valant un autre mauvais fromage, même si sa couleur est différente : entre les coups d’Etat et les rébellions populaires qui délogent des présidents, les partis politiques classiques se ressemblent et se partagent le pouvoir depuis trop longtemps. Les Equatoriens en ont marre de ce qu’ils appellent la partidocracia . Correa, qui n’appartient à aucun parti politique et qui appelle à voter blanc aux élections législatives ayant lieu en même temps que les présidentielles et auxquelles sa formation politique, Alianza pais, ne présente aucun candidat, n’a pas les mains salles. Il réussit à se faire élire à la présidence du pays, prenant la place qu’avait occupé l’autre formation politique, différente des autres aussi, le Pachakutik.

Normalement de gauche, parfois à droite, selon les époques, le Pachakutik (« l’arrivée d’une autre époque / changement / renaissance / transformation » en kichwa) est le bras politique de la confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (CONAIE).

La CONAIE est l’organisation qui fédère une bonne partie des indigènes, qu’ils soient des régions côtières, andines ou amazoniennes, et, même si ce n’est pas un syndicat, son rôle est toutefois celui de défendre les intérêts d’une catégorie déterminée des Equatoriens, raison pour laquelle certains n’hésitent pas à parler de « corporatisme indigène ». Bref, elle reste aujourd’hui la seule force sociale capable – ou ayant été capable - de paralyser le pays, comme pourraient le faire les syndicats de la SNCF ou des routiers en France. Elle est aussi en partie responsable de la chute de plusieurs Présidents, et ses soulèvements (levantamientos) en ont fait trembler plus d’un. 

De sa naissance en 1995 aux années 2000, hors partidocracia, le Pachakutik, formé pour représenter les intérêts du mouvement indigène mené par la CONAIE mais en s’ouvrant aussi à d’autres secteurs de la société, représentait une alternative crédible à gauche. En 1996, lors de l’élection présidentielle, en s’alliant avec les partis politiques classiques de gauche, il réussissait à réunir sous son étiquette jusqu’à 18% des scrutins, devenant de fait la troisième force politique du pays. Cela ne dure toutefois qu’un temps. En 2000, un virage stratégique, voire idéologique pour certains, reflétant l’hétérogénéité des courants qui compose le Pachakutik (et la CONAIE), l’amène à participer au renversement du président Jamil Mahuad (équatorien de Guayaquil d’origine libanaise), lors duquel le mouvement politique indigène s’allie avec des officiers de l’Armée.

En 2003, un des officiers ayant participé à ce coup d’Etat, Lucio Gutiérrez, se fait élire à la tête du pays et invite le mouvement indigène, qui l’accepte, à entrer au gouvernement. Le Pachakutik sort de l’opposition pour devenir un des partis de pouvoir. L’histoire retiendra que les indigènes, dont le programme politique parlait de « la plurinationalité de l’Etat, [des] droits collectifs pour les peuples indigènes, [de] la défense de l’environnement et du territoire, [de] la transformation de l’économie émettant la production au service du bien-être des peuples et [du] développement de la démocratie participative »*, ont corrompu leurs idéaux par pragmatisme politique, « comme les autres ». Cette stratégie politique, considérée par beaucoup, y compris au sein de la CONAIE, comme une erreur, a affaibli le mouvement.

Par la suite, lorsque Alianza Pais est créée et qu’elle récupère une partie des thèmes du Pachakutik, son fondateur, Rafael Corea, propose aux indigènes la vice-présidence du pays en échange d’une alliance. Mais, deuxième erreur politique, diront certains, la CONAIE/Pachakutik décline la proposition et présente son propre candidat, qui obtient 2% des voix. De là vient probablement une partie de l’animosité qui existe entre le Président actuel et les indigènes.

C’est là qu’intervient un troisième camp de cette valse politique, les écologistes. Parmi eux, on trouve des personnalités comme le célèbre économiste, universitaire et ami des indigènes, Alberto Acosta, qui fait aussi partie des figures emblématiques du pays. On aura d’ailleurs la chance de le rencontrer et de tester son humour : « vous avez un an pour faire le tour des conflits sociaux-environnementaux d’Amérique latine ? Moi, ça fait une vie que je m’y consacre et je n’ai pas encore fini d’en faire le tour … ». Aujourd’hui « simple professeur » à la prestigieuse Faculté Latino-américaine de Sciences Sociales (Flasco), il est connu internationalement pour, entre autres, avoir participé à la définition et la vulgarisation des concepts de la dette écologique », des droits de la nature ou encore celui du vivir bien avec d’autres, comme le catalan Joan Martinez Allier.

Alberto Acosta
La dette écologique pourrait être définie par une petite souris de la façon suivante : pour faire du gruyère, j’ai besoin de lait, donc de vaches, donc d’herbe, donc d’eau et de terre. Si je produits beaucoup de fromage (merci), j’ai besoin de nombreuses vaches, donc de beaucoup d’herbe, de beaucoup d’eau et de beaucoup de terre. Lorsqu’une souris grignote son gruyère, elle ne se rend pas compte qu’il a fallu toute cette terre et toute cette eau à la base pour le produire. Alors voilà, dans un monde imaginaire avec deux protagonistes, si le premier (celui qui mange le gruyère) prête de l’argent aux second qui se retrouve endetté jusqu’au cou, ce second, lorsqu’il vend du fromage au premier, voire lorsqu’il se fait dépouiller en fromage par le premier, lui prête des ressources naturelles (l’herbe, la terre et l’eau). Ce « prêt » devrait être pris en compte dans le calcul de « qui doit quoi à qui », mais il ne l’est pas. La dette écologique, c’est un peu ça. Du moins en partie. Evidement, cette logique fonctionne pour les gruyères avec ou sans trous, mais plus pour les gruyères à trous, par analogie hasardeuse qu’on peut faire avec les mines à ciel ouvert… 

On retrouve d’ailleurs la notion de dette écologique dans le programme environnemental d’Alianza pais, peut-être en souvenir de l’époque où Alberto Acosta et Fander Falconi étaient les conseillers politiques du pas-encore-président Rafael Correa. C’était il n’y pas si longtemps, mais cela parait déjà être une autre époque. Une époque durant laquelle Alberto Acosta, par exemple, sortait du monde des idées, des livres et des universités, pour prendre la présidence de l’Assemblée constituante. Ami des indigènes qu’il conseillait et qu’il conseille toujours, respecté par les intellectuels de gauche, économiste reconnu et ami-conseiller du Président qu’il a aidé à se faire élire, il est l’assembléiste le mieux élu du pays (sous l’étiquette d’Alianza pais), ce qui le propulse à la présidence de l’Assemblée constituante. Respectant son autorité morale, les membres de l’Assemblée constituante, dont les indigènes, lui font confiance pour diriger avec neutralité les débats et être un arbitre impartial…ou situé du « bon côté ». Durant six mois, les assembléistes travaillent à la rédaction de la nouvelle Constitution du pays sous sa présidence. Le chapitre qui s’écrit alors s’inscrit dans deux années d’activité politique intense, pendant lesquelles les Equatoriens ont été invités à participer à pas moins de cinq rendez-vous électoraux. Lors du premier, ils acceptent à 80% l’idée d’une nouvelle Constitution, permettant ainsi à Rafael Correa, alors récemment élu, d’augmenter au passage sa popularité en approuvant son projet politique. La deuxième élection, qui découle de la première, les amène à choisir les assembléistes, c'est-à-dire les personnes chargées de rédiger la nouvelle Constitution. La troisième fois, ils approuvent le nouveau texte rédigé et, enfin, en 2008, ils choisissent les nouveaux députés dans le cadre de la nouvelle Constitution dont ils viennent de se doter. Enfin, lors le dernier scrutin, ils réélisent dès le premier tour le président sortant, Rafael Correa, qui gagne haut la main, avec plus de 20 points d’avance sur son adversaire direct. Bel exemple de démocratie, n’est-ce pas ?

Rafael Correa et son mouvement politique, Alianza pais, ressortent de cette période électorale comme les grands gagnants. Partant d’un parti sans députés, ils se retrouvent avec 59 députés sur les 124 que compte l’Assemblée nationale législative. En fait, la seule chose qui cloche (à fromage), c’est la démission au bout de six mois d’Alberto Acosta de la présidence de l’Assemblée constituante, alors que de nombreuses attentes reposaient sur lui. Si ce dernier explique sa démission par son désaccord avec le calendrier de rédaction de la nouvelle Constitution, trop rapide selon lui, des doutes persistent : les ragots « de source sûre » (que mes petites oreilles ont entendus) parlent d’un complot du secteur le plus à droite de l’entourage de Correa pour forcer Acosta à démissionner, et certains amis et alliés de l’ancien premier homme du pays (pendant la rédaction de la Constitution, l’Assemblée constituante était dotée de pleins pouvoirs) lui reprochent âprement de les avoir abandonnés. Quoiqu’il en soit, le fusible entre les indigènes, le gouvernement et les écologistes ayant sauté, la discorde ne mettra pas longtemps à réapparaitre. Alors qu’on vient d’arriver dans le pays, les sujets qui fâchent ne manquent pas, avec, en tête de liste, l’exploitation minière et la loi de l’eau

Mais revenons à nos souriceaux. Dans la famille « écologistes » équatoriens de gauche, on trouve aussi les ONG, et en particulier - mais pas seulement ! - Accion Ecologica, dont l’une des fondatrices, Esperanza Martinez, est aussi une amie et collaboratrice proche d’Alberto Acosta (ils travaillent ensemble, entre autres, sur le projet ITT). Accion Ecologica, c’est aussi l’organisation par qui le scandale est arrivé. Si la brouille autour de l’exploitation minière entre les indigènes et le Président peut être interprétée comme l’une des batailles politiques opposant Alianza Pais au Pachakutik, le vent de menace qui souffle depuis quelques temps sur l’organisation écologiste est plus difficile à comprendre.

Il y a maintenant un peu plus d’un an, le gouvernement a voulu supprimer la personnalité morale d’Accion Ecologica. A l’époque, Rafael Correa déclarait : « il y a beaucoup de ces ONG qui font ce qu'elles veulent, s'immiscent dans la politique, ne rendent pas de comptes (...). C'est un chaos, mais nous sommes déjà en train d'y mettre de l'ordre ». Face à la levée de boucliers que cette décision avait alors provoquée un peu partout sur terre, le gouvernement fait marche arrière. Mais aujourd’hui, les attaques du Président se poursuivent dans la presse et dans son émission du samedi matin «Enlace cuidadano (le lien citoyen)». Avoir son programme télévisé est en train de devenir un exercice obligatoire des Présidents de la nouvelle gauche latino-américaine. Chavez a son émission de télé, Correa aussi. Dans celle-ci, le Président équatorien, dans un exercice de pédagogie politique (ou de démagogie populiste, diront ses opposants), explique au peuple les tenants et les aboutissants des réformes en cours.

Ainsi, en réponse à l’opposition des écologistes à la relance des activités minières et à leur plaidoyer en faveur du projet ITT**, le Président du pays les qualifie d’« écologistes infantiles ».

« Comment comptez-vous vous y prendre pour développer le pays, si ce n’est en utilisant ses richesses naturelles ? », voilà en substance la question que leur pose Correa. Ce à quoi ils répondent : « en se développant d’une autre façon qu’en utilisant un modèle qui dure depuis des siècles et qui n’a pas permis au pays de devenir plus riche ». «Je ne sais pas s'il y a un écologisme infantile, mais je crois bien qu'il y a un développementisme sénile », commente Joan Martinez Alier, célèbre théoricien catalan de l’économie écologique et de l’écologie politique, conseiller d’Accion Ecologica. Explicite, non ?

Certains parlent même de « malédiction de l’abondance »***. On n’est pas encore dans le « chien du jardinier » et l’offensive anti-écologiste-communiste-protectionniste d’Alan Garcia, le Président du pays voisin, mais on voit bien qu’entre les écologistes et Rafael Correa, la lune de miel est terminée.

Kri kri
Irkita


** L’objectif du projet ITT (dont on reparlera) est de laisser sous terre 20% des réserves pétrolières de l’Equateur afin de protéger un parc naturel possédant (probablement) le plus haut niveau de biodiversité du monde et abritant des peuples « non contactés »/ « en isolement volontaire »)
*** Alberto Acosta, La Maldicion de la abundancia, Abya Yala, Quito, 2009 : http://www.extractivismo.com/documentos/AcostaMmaldicionAbundancia09.pdf

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