mardi 25 mai 2010

15-02-2010 : Piura, Rondas Campesinas et communautés paysannes contre les multinationales. Meurtres, tortures et consultation populaire.

Piura est une des premières villes construites par les Espagnols quand ceux-ci débarquent sur les côtes de ce qui était encore l’Empire Inca. Elle fut, probablement, une jolie cité coloniale, comme il y en existe beaucoup en Amérique du Sud. Le doute subsiste, un peu, à la vue de ce qu’il en reste aujourd’hui. n a laissé se délabrer les anciens bâtiments jusqu’à ce qu’ils soient tellement en ruine que les raser et construire à la place de vilains immeubles, modernes et sans aucun souci esthétique, ne soulève aucune contestation. Malgré tout le mal qu’on puisse penser de la colonisation, c’est un peu triste.

1 – Le retour des conflits miniers : souris des champs et souris des villes

Tout cela ne nous affecte pas longtemps et surtout ne nous empêche pas de renouer avec notre sujet favori au Pérou, les conflits miniers. Il faut dire que notre intérêt pour ce thème est largement justifié: selon la Defensoria del Pueblo, sur les 238 conflits sociaux actifs en mars 2009, 116 sont socio-environnementaux et 82 sont liés à des projets miniers. Alors, comme on va rencontrer des avocats et des employés d’ONG, on se remet en habits de ville, enfin, je parle pour mes compagnons, puisque pour ce qui me concerne, l’habillage souris d’ordinateur, qui ne fait réagir personne (merci les copains), me permet d’être tout terrain. On a un peu l’impression de reprendre le boulot après une période de vacances. Après un café avalé rapidement, nous voici partis pour une journée bien remplie : rendez-vous le matin, rendez-vous le soir et, entre temps, préparation des visites pour le lendemain et le surlendemain. Les prochains jours nous amèneront à Tambogrande et à Ayabaca, avant de tirer notre révérence au Pérou pour passer du côté de l’Equateur.

Mais ce n’est pas pour tout de suite. Revenons à nos souriceaux. Dans les conflits socio-environnementaux, bien souvent (mais pas toujours), il y a les « souris des champs », celles qui vivent le conflit physiquement, et les « souris des villes », celles qui défendent les souris des champs parce qu’elles connaissent le langage des « chats » qui agressent leurs camarades de la campagne. Autrement dit, il y a celles qui se défendent et celles qui défendent celles qui se défendent, parfois même en attaquant ceux qui ont commencé à attaquer. La meilleure défense c’est l’attaque ? Peut-être, sauf qu’on n’est pas toujours belliqueux et que pour attaquer, il faut aimer se battre, ce qui n’était pas forcement le cas des communautés paysannes des provinces d’Ayabaca et de Huamcabamba. Finie l’introduction. Préparez-vous à fournir un effort de lecture prolongée car je m’apprête à vous conter l’histoire du combat des communautés paysannes péruviennes de la zone frontalière avec l’Equateur (région de Piura) contre les compagnies minières transnationales, du moins, ce que j’en ai compris.
 
2- Tambogrande, la mère des toutes les résistances

Tout commence à Tambogrande, une ville à quelques kilomètres de Piura, dans le nord-ouest du Pérou. C’était une ville connue pour ses mangues sucrées et juteuses et ses citrons acides à souhait, mais elle devint vraiment célèbre lorsque, pour faire face à un projet d’exploitation minière et après 7 ans de résistance, ses habitants organisèrent une consultation citoyenne en disant « non à la mine » avec 95% de voix. L’événement fut largement commenté, longuement discuté et se diffusa dans les communautés des alentours et même dans les pays voisins. D’autant plus que de façon plus ou moins directe, le résultat de la consultation aboutit au départ de la compagnie minière. Les prêtres de la théologie de la libération en discutèrent dans leur paroisses, les ONG nationales ayant contribué à cette victoire rédigèrent des rapports d’analyse, si bien que très rapidement tout le monde sut ce qui s’était passé à Tambogrande et pourquoi les habitants avaient dit non à la mine, pourtant présentée, à l’époque,  comme la panacée au sous-développement. Rapidement, tout le monde a su qu’une mine d’or c’est sacrement polluant, que, entre autres désagréments, ça contamine l’eau avec des substances pas très catholiques comme le cyanure, le plomb et d’autres - aux noms finissant en « ium » -, tous considérées comme fortement cancérigènes, notamment pour les petits rongeurs ( !!!), voire bloquant  la croissance du cerveau des enfants ! (voir à ce sujet, le reportage « Comment l’or empoisonne la Guyane française »)

Alors, lorsque à quelques kilomètres de là, dans les provinces d’Ayabaca et de Huamcabamba, les communautés découvrent que leurs territoires sont également concessionnés à des entreprises minières, elles décident que chez elles aussi, « le ménage doit être fait », d’autant plus qu’elles ont la loi de leur côté. La législation péruvienne est claire sur le sujet. Si une entreprise (ou un particulier) souhaite acheter une terre appartenant à une communauté paysanne, il faut que celle-ci vote l’autorisation de vente aux deux tiers en assemblé générale. Et comme il ne s’agit pas de n’importe quelle communauté, très rapidement la mobilisation est massive. La force de ces communautés est d’être déjà structurées autour d’une organisation. A Ayabaca et à Huamcabamba, on est dans des bastions des rondas campesinas. Ici, tout le monde ou presque est membre d’une ronda, car naitre dans une communauté, c’est être comunero, et être comunero, c’est être rondero. Et être rondero, c’est faire justice, en général à la place de la police et de l’Etat en qui on n’a pas confiance. Or, les compagnies minières à qui l’Etat a attribué des concessions, se sont installées sur les terres des communautés de façon illégale.


3 – 2003, 2004 : Premières victoires

Rapidement, en 2003 et 2004, les premières manifestations ont lieu à Piura. Dès le début, elles réussissent à mobiliser des milliers de paysans. Malgré le coût et la durée des trajets pour accéder à la capitale régionale,  jusqu’à 5000 personnes répondent à l’appel. Face à l’ampleur de la mobilisation et se sachant légalement en tort, les premières entreprises mettent les voiles. Il s’agit des plus visibles, dont les concessions se situent parfois en pleine ville (district de Carmen de la Frontiera). Cette partie de l’histoire, nous la connaissions déjà un peu. Elle nous avait été racontée, brièvement, par le président d’une des coopératives de café bio de San Ignacio (APROCASI). Les exploitations minières dont il était question impactaient directement les provinces d’Ayabaca, de Huamcabamba, mais aussi de Jaen et de San Ignacio. Dans cette dernière, on ne voulait pas que le café organique perde sa certification à cause de l’exploitation minière qui polluerait les sources d’eau utilisées pour les cultures. De leur côté, trois évêques déclarent leurs paroisses « libres de l’industrie minière». Si cela n’pas de valeur légale, la valeur symbolique est forte dans ces régions très catholiques. Le « nettoyage » doit se poursuivre.

Et il se poursuit. Il se dit qu’il existe une autre concession. Celle-ci, isolée et éloignée des lieux habités, se situerait sur un territoire proche de la frontière avec l’Equateur, dans des contrées inaccessibles, où personne ne va jamais, là où les rivières naissent. C’est une zone très reculée, à quelques 20 km des dernières habitations. Pour y aller, il faut être courageux… ou posséder un hélicoptère. La marche est longue et fatigante. Mais, s’il s’agit de terres inhabitées, pourquoi s’en préoccuper ? Au delà du fait que ces terres appartiennent toujours à deux communautés, leur préservation est primordiale pour tous ceux qui vivent aux alentours. En effet, en plus d’y trouver les sources des principaux fleuves de la région, il s’agit de zones de paramos et de « bois nuageux », deux écosystèmes frères qui possèdent la faculté de capter l’eau des nuages avec lesquelles elle sont en contact. Dans le cycle de l’eau, et pour faire une comparaison hasardeuse avec la reproduction des souris, il s’agirait de l’endroit où a lieu la fécondation. D’où son importance. La problématique environnementale est la même que pour la mine Afrodita sur les terres des Awajuns .

4 – 2004, La concession oubliée

« Continuons ce que l’on a commence », se disent les communautés. Elles apprennent que cette concession existe depuis 1999. Dans un premier temps, elle était aux mains de Coripacha SA, une entreprise péruvienne à qui quelques dirigeants avaient donné l’autorisation, sans consulter la communauté, pour la phase d’exploration. En 2001, la concession est revendue à une société à capitaux anglais, Monterrico Metals. Associée avec la première, elle crée la compagnie minière Majaz, qui deviendra Rio Blanco par la suite.

L’isolement de la concession et sa situation - à cheval sur deux provinces, sur deux communautés et sur deux districts - expliquent pourquoi pendant quatre ans personne ne s’était douté de ce qui s’y passait. En avril 2004, lorsque 4 communautés, entre 5000 et 8000 personnes, décident d’aller vérifier l’existence de cette mystérieuse concession, pour, si son existence se vérifie, réclamer le départ de l’entreprise de leurs terres, elles découvrent que la concession existe pour de bon et qu’elle s’étale sur 80 000 hectares. Les paysans font aussi connaissance avec les pratiques de la compagnie minière ainsi qu’avec ses méthodes de dialogue musclé : un paysan est tué par une bombe lacrymogène qui l’atteint en pleine tête tandis que de nombreux autres sont blessés. Mais le triste décompte ne s’arrête pas là, puisque l’année suivante, en juillet-aout 2005, alors qu’une seconde grande marche mène de nouveau des milliers de paysans aux installations de l’entreprise minière, les marcheurs sont attaqués, cette fois-ci directement par Direction Nationale des Opérations Spéciales, dont les forces sont déployées en nombre pour protéger les installations de la compagnie, pourtant illégales, épaulée par les employés d’une entreprise de sécurité privée, la fameuse FORZA(constituée d’anciens membres de la Marine de guerre ayant été chargés des basses besognes lors du règne de Fujimori). Au bilan de cette attaque, on comptera 1 mort, tué par balle, et de nombreux blessés. 32 personnes, dont deux femmes et un journaliste, sont séquestrés et torturés pendant 3 jours. Les femmes seront menacées de viol. En réponse, le gouvernement, au lieu d’ouvrir une enquête sur ces bavures, met en accusation 106 paysans. Autant dire qu’on ne leur fait pas de cadeaux.

Ces terribles événements ne réussissent pas pour autant à démobiliser les paysans pour qui la réplique se doit d’être pacifique. Alors, malgré les 106 procès qu’ils ont sur les épaules, ils acceptent de participer aux tables de dialogue mises en place par le gouvernement de Toledo, qui les endort, jusqu’à ce que son successeur, le docteur Alan Garcia, dont la conception du dialogue est assez originale, décide d’intensifier … la criminalisation de la contestation sociale. Le dialogue est rompu. L’Etat péruvien a choisi son camp, celui de la mine. Il faut dire que la plus grosse fortune du Pérou, Dionisio Romero, propriétaire du groupe le plus riche du pays (Grupo Romero, entre autres spécialisé dans l’exploitation du bois amazonien), qui se dit de centre-gauche et qui aime bien Alan Garcia, est de la région. Il devrait, par ailleurs, racheter 20% des parts de la mine si l’étude d’impact environnemental est validée…


5 –2007,  La consultation populaire

Le dialogue est rompu et les communautés ne vont pas prendre le risque de se faire de nouveau tirer dessus. Alors, en 2007, sur les conseils des « souris des villes » et en s’inspirant de l’expérience de Tambagrande déjà vieille de 5 ans, les communautés des provinces d’Ayabaca, de Huamcabamba et du district de Pacaipama vont faire pression sur leurs maires pour que ceux-ci signent les décrets permettant l’organisation d’une consultation portant sur la présence de la compagnie minière. Au Pérou, le maire d’une province possède la compétence de promulguer des lois locales. Il est donc le seul à pouvoir donner une valeur légale à la consultation, qui, en elle-même, est rendue possible par la loi de participation citoyenne (ley 26 300) .
La réponse du gouvernement ne se fait pas attendre. En plus de poursuivre plus de 300 paysans en justice, il se lance, avec l’aide de la presse, dans une campagne de déstabilisation visant à décrédibiliser le processus pourtant démocratique et légal. De leur côté, forts de l’expérience de leurs voisins de Tambogrande (que nous irons visiter le lendemain), les communautés sont prêtes à aller jusqu’au bout, d’autant plus qu’il s’agit d’exprimer leur opinion et de faire valoir leur droit de façon pacifique. L’Etat péruvien ouvre les hostilités. Elles s’initient sur le plan médiatique. Les journaux et les radios « paysannes » publiques - les seules captées dans certaines zones rurales -  sont récupérées par le gouvernement et servent de caisse de résonnance à ses accusations et ses  mensonges. Trafic de drogue : « il y a des narcotrafiquants derrières cette histoire de consulta ». Antipatriotisme : « en fait, ce sont les Chiliens qui ne veulent pas de concurrents pour le cuivre ». Démotivation : « allez voter, cela ne sert à rien, cette consultation est illicite et n’a aucune valeur légale » Sans oublier évidement d’accuser les paysans de terrorisme. Quant au gouvernement, il se charge directement des organisateurs de la consultation. Alors que les mairies demandent à l’administration chargée d’organiser les élections (OMPE) qu’elle participe à l’événement (ce qui est conforme à la procédure), celle-ci menace les fonctionnaires en les accusant d’usurpation de fonction. Le matériel électoral est victime d’un vol à main armée à Piura, la capitale du département. Le Ministère de l’éducation nationale interdit l’utilisation des écoles comme lieu de votes.

Malgré tout cela, malgré les menaces, malgré les procès et pour qu’il n’y ait plus de blessés, de morts et de tortures, rien ne réussira à empêcher le bon déroulement de l’événement. Pourtant, le jour du vote, les choses auraient pu mal tourner. En guise de provocation finale, le gouvernement envoie sur place 300 policiers des forces spéciales « pas pour organiser la sécurité de l’élection, mais pas assurer la sécurité des citoyens dans les rues de la ville ». Les rondas se chargent elles-mêmes de la sécurité, et elles ont l’habitude de le faire. Aucun acte de violence n’est à rapporter, et le jour J, le 16 septembre 2007, les communautés se mobilisent massivement. Une large participation, qui accorde une large majorité (à 95%) des votes au « non à la mine ». Ce résultat est sans appel, et l’organisation sans faute donne une forte légitimité aux revendications des paysans, à défaut d’avoir réussi à obtenir la reconnaissance légale.
Trop de pression, accès compliqué, chute des cours des matières premières : l’entreprise ferme son antenne d’Ayabaca. « Pendant les travaux, les affaires se poursuivent » pourrait-on dire, car entre temps la Majaz, qu’on appelle maintenant Rio Blanco, est devenu chinoise, rachetée majoritairement par le Zijin group. Ce groupe minier rénové recentre désormais sa stratégie de séduction des communautés sur le seul secteur de Huacambamba.

6 – 2009, En attendant la Justice péruvienne … vive la Justice anglaise !

Cependant, le référendum est une victoire en demi-teinte. Car du côté de la Justice, les choses n’avancent pas, et la plainte déposée en 2005 pour tortures accumule la poussière. Une famille de souris y a peut-être déjà fait son nid… Rien que pour rassembler les preuves des tortures, il aura fallu 2 ans pour faire venir des médecins de la capitale, Lima, parce que les médecins de la région de Piura n’ont pas voulu examiner les blessures par peur de représailles. En 2007, Les blessures sont confirmées. Plusieurs années après les faits, les séquelles sont toujours visibles. Mais rien n’y fait, du côté de la justice péruvienne, rien ne bouge pas.  Alors, la Coordination Nationale des Droits Humains, un groupe d’avocats péruviens, en lien avec un groupe d’avocats britanniques réussissent à déposer une plainte devant la justice anglaise. En janvier 2009, ils révèlent à la presse des clichés en leur possession. Ce sont des photos prises par les employés de la compagnie de sécurité de l’entreprise (certainement pour rendre compte à leurs supérieurs) prouvant qu’il y a eu bel et bien violation des droits de l’homme. Quelques mois plus tard, la CNDDHH et les avocats anglais réussissent à faire enregistrer la plainte auprès de la justice anglaise et la Monterrico Metals se voit obligée de geler 8 millions de dollars pour indemniser les victimes si elle est jugée coupable.


7 – 2009-2010, Achat des consciences et nouvelles victimes

L’entreprise passe alors à une nouvelle étape de sa stratégie. Puisqu’il existe sur place une contestation forte, puisque les autochtones font de la résistance, puisqu’ils sont organisés, il faut devenir populaire et « se créer une base sociale ». Le but est, dans un premier temps, de diviser la communauté pour, dans un second temps, bénéficier de l’appui d’un « groupe pro-mine » préalablement constitué par divers moyens. Par exemple, ayant compris le rôle des rondas campesinas, véritable colonne vertébrale de la résistance anti-industrie minière dans le département,  l’entreprise va s’employer à constituer sa propre ronda. Elle s’attaque aussi aux jeunes, qu’elle considère surement comme des proies plus faciles. Une ONG, nommée Integrando, fait son apparition. Dans un premier temps, elle se propose « d’aider » les paysans en leur fournissant des semences d’haricot transgénique, qui, comble du comble, se révèlent complètement inadaptées à la région et aux conditions climatiques. La récolte est un désastre. Entre temps, l’ONG se fait démasquer. Les membres de son bureau, enregistré à Piura, la capitale régionale, sont aussi des membres de l’APRA, le parti du président Alan Garcia. Malgré l’échec des OGM et sa compromission avec le parti au pouvoir, la nouvelle venue n’a pas dit son dernier mot. Alors que les journées de travail sont en moyenne payées 10 soles, elle en donne 40 pour des travaux … d’entretien des routes ! Pour les comuneros dans la nécessité, le calcul est rapidement fait : gagner quatre fois plus pour ne rien faire ou presque, boissons comprises apparemment, ça vaut le coup. Elle finit par réussir à rallier un groupe de jeunes. Les premières escarmouches avec les autres membres de la communauté ne tardent pas. Le 5 juin 2009, une comunera est attaquée à coups de machette.

Cette tactique « pacifique » ne doit toutefois pas donner ses fruits assez vite : la violence policière refait surface. Tout recommence lorsque trois employés de l’entreprise décèdent en raison d’un incendie, pour l’instant inexpliqué. Immédiatement, sans enquête et sans preuves, les opposants au projet minier sont montrés du doigt par les autorités. Le 2 décembre 2009,  la police débarque pour arrêter neuf paysans. Leurs voisins sortent dans la rue et tentent de les défendre. La situation dégénère, la police tue deux paysans, dans le dos, et en blesse plusieurs autres. « Légitime défense ». « Non, nous n’avions pas d’armes et nous étions en train de fuir », répondent les paysans. Bien entendu, « l’enquête suit son chemin », mais les communautés ont bien peur de faire office de bouc émissaire…! Cependant, point positif, la Defensoria del pueblo, après une autopsie des corps, penche pour la version des paysans.
Enfin, dernier point de la nouvelle stratégie de l’entreprise minière : prendre la pouvoir dans la province. Pas moins de 3 nouveaux candidats appartenant à des partis politiques jusqu’à là inconnus ont fait leur apparition pour participer aux élections du 3 octobre 2010.

8 –Majaz/Rio Blanco, l’histoire est loin d’être terminée

Aujourd’hui, avec 300 mises en accusation en cours, 32 personnes victimes de tortures, 4 morts du côté des paysans et 3 du côté de l’entreprise, le cas de Majaz/Rio Blanco - projet minier d’abord mené par une junior, puis par une entreprise anglaise, devenu majoritairement chinois aujourd’hui, avec, comme actionnaire potentiel, la première fortune du pays - est un exemple représentatif des méthodes employées par les compagnies transnationales lorsqu’elles souhaitent accéder à leurs fins.

Intimidations, terreur, achat des consciences, division des communautés, emploi de la force publique, criminalisation, prise du pouvoir politique local…, rien ne fait défaut à la guerre que mène la compagnie minière aux communautés paysannes de la partie andine de la région de Piura. « Avatar, c’est n’est pas qu’un film », nous dira un de nos interlocuteurs de cette journée d’enquête à Piura. Il faut dire qu’Avatar, que nous avons vu pendant un de nos nombreux trajets en bus, du fait de la ressemblance de son scénario avec bien d’histoires réelles - les lémuriens multicolores mis à part - a été fort bien reçu par les mouvements qui luttent contre ce genre de projets. Prochain épisode ? Le président du Conseil des Ministres a annoncé l’installation d’une base militaire dans la zone du conflit. Vous l’aurez compris…

 
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Kri kri
Irkita

mercredi 19 mai 2010

Du 10-02-2010 au 14-02-2010 : Mancora, faire la crevette et …

Tout texte qui parle de Mancora, surtout si c’est sur un blog de voyage, devrait commencer plus ou moins comme ça : « Mancora, ses cocotiers, son sable jaune, ses filles en bikini, ses surfeurs blonds, etc. ». Nous serons plus originaux. Mancora, nous la verrons en mode « crustacé ». D’abord, on commence par faire la crevette qui bronze et qui a un sourire béat de bonheur après avoir barboté dans une mer « jacuzzi-naturel ». Evidement, qui dit grosses vagues, dit écume. Et de l’écume, il y en a beaucoup. Alors, ça bouillonne, comme dans une grosse casserole, avec nous dedans. La crevette qui boue.

Mancora, c’est aussi le début de l’océan Pacifique « baignable ». Plus au sud, le courant de Humboldt, un courant froid, rend la baignade intrépide. Alors, au fil du temps, et depuis la découverte du coin par les surfeurs, le petit village de pêcheurs est devenu une station balnéaire où les riches Péruviens et les Equatoriens, riches tout court, eux, en comparaison avec les Péruviens, grâce à leur monnaie (le dollar), viennent se baigner et frimer dans des hôtels hors de prix même pour les quelques touristes occidentaux. En général, les prix à Manconra ne sont donc pas aussi bas qu’ailleurs au Pérou, même si on s’en sort avec un menu « poisson » complet pour moins de 3€ sur la plage. Entre les vagues et les jus de fruit, on récupère de nos aventures amazoniennes et on en profite pour bosser, un peu. Anna fait des choses sérieuses, Jérémy se baigne et j’écris nos aventures. A cette époque là, j’ai même réussi à rattraper mon retard endémique et à n’avoir plus que 5 jours de retard…  C’était il y a bien longtemps …


Détendue, je sympathise avec un petit chat roux, qui me prend pour sa sœur et avec un crabe, pince-sans-rire, cela va de soit. Et je me repose…


Et la vie (de la première moitié du deuxième jour) se passe ainsi, aux rythmes des baignades, à la mélodie des vagues, à faire la crevette. Tant et si bien que … Le soleil dans ce coin du monde ne pardonne pas. «A trop faire la crevette on finit par brûler ». 15 minutes de soleil auront suffi à Anna pour que, kri-kri, elle finisse en crevette a la plancha. « Normal, Anna prend toujours des coups de soleil. ». C’est vrai, mais celui-ci a été exceptionnel et on a eu un peu peur. Pour une souris grise, voir quelqu’un devenir aussi rouge m’a permis d’en apprendre un peu plus sur l’espèce humaine et leur incroyable épiderme qui change de couleur.
Un tube de biafine et un gel à l’aloe vera plus tard, à quelque chose malheur est bon, nous la consolons, la pauvre, autour d’un repas mexicain et d’une bonne bouteille. Il faut dire que, depuis son séjour au Mexique, elle adore la gastronomie du pays des tacos, des tortillas, des quesadillas et des piments forts et que cela doit faire un mois, au moins, que nous n’avons plus trempé nos lèvres dans un verre de vin.
A Mancora, pour nous, il y a un avant et un après la brulure. Après, nous nous cachons du soleil et ne sortons que le matin et le soir. Comme si le climat nous avait entendu, il nous offre même une soirée orageuse … et nous révèle ainsi une belle fuite dans notre chambre, au dessus du lit, qui se solutionne … en poussant le lit ! 


Le dernier jour, nous changeons notre hôtel-piscine pour un hôtel-pour-fauchés-parce-que-ça-commence-à-faire-cher (environ 5€ pour deux), le seul de Mancora, et visitons le village. Il n’y a pas que la plage dans la vie !


Voilà, les vacances sont finies, un petit pincement au cœur, mais nous ne sommes pas mécontents de repartir à la rencontre des gens qui luttent. Un peu reposés (même si une indigestion et un léger rhume viennent se joindre aux coups de soleil), bien pelés, nous saluons Mancora. D’abord les chiens péruviens, qui ont dû inspirer les créateurs des Gremlins, horribles, mais sympathique et de circonstance : on les imagine facilement avec des lunettes de soleil, certains portent même des mèches blondes et prennent des coups de soleil bien comme il faut. Nous saluons  « la plage », « te voilà maintenant bondée d’Equatoriens en week-end » - faut dire que la frontière n’est qu’à 200 km - les tee-shirts « Mancora, es de la puta madre » , les chevaux de mer et les phoques policiers. C’est tout de même un village incroyable.

Nous voilà de nouveau en route pour de nouveaux horizons. En perspective ? Un conflit miner. Cela faisait longtemps, non ?

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Irkita

lundi 17 mai 2010

09-02-2010 : En attendant le Paradis …

… on souffre encore un peu. On vient de franchir la distance entre Jaen, dans les Andes côté Amazonie, et Chiclayo, sur la côté pacifique, de nuit. Rien de très original, je sais, si ce n’est que d’habitude, après une nuit de transport, on arrive à destination et on s’y pose. Cette fois-ci, il nous manque encore deux escales pour arriver à notre but, sachant que la veille au matin on était à Huampami, sur le Rio Cenepa , en plein territoire awajun. Alors, on enchaine. Piura, 4 heures de bus (ridicule !). On s’occupe en admirant nos blessures de guerre, c'est-à-dire, pour l’essentiel, nos boutons de « moucherons-arracheurs-de peau-dont-les-boutons-s’expandent- au-grattage-et-qui-grattent-très-fort-justement ». Nos mollets sont là pour en témoigner. Anna et Jeremy ne sont pas beaux à voir. Moi non plus. Par la fenêtre, défilent, depuis maintenant plus de 24h, des paysages de plus en plus arides. Nous sommes de nouveau dans le désert côtier. Quel contraste ! Seuls quelques derricks (non, pas celui de la série)  à l’allure d’animaux préhistoriques s’agitent à l’horizon. Nous voici enfin arrivés: Mancora, LA STATION balnéaire péruvienne.


Vous savez ce que c’est que le bonheur ? Après 5 jours d’expatriation dans des territoires amazoniens dont les chefs-lieux n’apparaissent même pas sur des cartes et quasiment 48 h de transport, nous nous vautrons dans un fauteuil en bambou, après avoir piqué une tête dans la piscine de notre hôtel pour se rincer du sel d’une mer magnifique. Au bout de 3 mois de voyage et de conflits socio-environnementaux, nous savourons ce moment de paix et de confort (dans l’hôtel le moins cher de la plage, il faut pas exagérer !). Demain, programme chargé : plage et plage ! Enfin, du moins pour moi. 


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Irkita

lundi 10 mai 2010

08-02-2010 : Pérou, Huampami-Imacita-Jaen

(mise à jour le 10 mai 2010)

1 - De Huampami à Imacita, inondations sur le río Marañón

A Odecofroc et à Huampami, nous avions déjà vu que le niveau du Rio Cenepa avait bien monté, en engloutissant certaines plantations situées trop bas. Mais c’est lorsque nous arrivons sur le Rio Marañón que nous découvrons l’étendue des dégâts. Dégâts qui ne donneront lieu à aucune aide, aucune compensation, aucune intervention de la part de l’Etat péruvien. Les Awajuns ont l’habitude de se débrouiller tous seuls. La situation est pourtant grave car beaucoup de maisons ont été inondées et les cultures qui sont maintenant sous l’eau ne donneront certainement pas de récolte cette année…


2 - Inondations à Imacita

En voyant les rives du Rio Cenepa et du Rio Marañón inondées, on ne s’est, étrangement, pas posés de question sur l’état d’Imacita, notre destination. Alors, lorsqu’on y arrive, c’est le choc : l’eau remonte quasiment jusqu’à la maison du maire, dans laquelle nous avions dormi il y a quelques jours, c'est-à-dire à plus de 400 mètres de là où se situe, en temps normal, surélevé de quelques mètres, le bord du fleuve. La place centrale du village se traverse maintenant à la nage ou en barque, la mairie est sous deux mètres d’eau, la caserne de l’armée de terre ressemble à celle de la marine et les premières épidémies ont fait leur apparition, comme nous l’explique le maire que nous retrouvons de l’autre côté du lac qu’est devenu son village. « Et personne ne nous viendra en aide », nous affirme-t-il, un peu dépité et complètement débordé, sans jeu de mots, par la situation. « On a l’habitude ». Le fait d’être complètement oublié par l’Etat participe aussi au désamour que lui vouent les personnes vivant ici.
Étonnamment, même si la situation est catastrophique, l’ambiance n’est ni à la panique, ni à la morosité. Plus de dégâts que de mal, pourrait-on dire, et la vie continue, dans la bonne humeur. On est loin des images choc des inondations et des moyens mis en œuvre à Aguas Calientes (Machu Picchu). Les inondations de février 2010 à Imacita, département d’Amazonas, Pérou, ne feront ni le tour de la planète, ni la une des journées nationaux. Ici, il n’y pas de touristes coincés, ni aucun enjeu financier…




3 D'Imacita à Jaen , on rembobine la cassette …

Finalement, c’est une embarcation de fortune, construite à la va-vite par des petits malins qui n’ont pas loupé l’occasion de se faire un peu d’argent – fruit d’un capitalisme de catastrophe  (ou de désastre) appliqué par les paysans des rives du Rio Marañón, nous expliquerait Naomi Klein - , qui nous fait traverser la seule zone impraticable (mise à part par quelques fous) de la route. C’est donc sans encombres que nous sortons de l’Amazonie, à bord d’un taxi énergiquement conduit sur la nouvelle route, encore en travaux, qui relie les Andes au fleuve Marañón.  « Surement un des couloirs de l’IIRSA », se dit-on … Le soir venu, Jaen nous accueille comme elle peut. C'est-à-dire pas très bien, vu qu’elle n’est pas ce qu’on trouve de plus accueillant …






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Irkita

07-02-2010 : Huampami - capitale du district du Cenepa - et "comment on a raté l'apu"

(mise à jour le 10 mai 2010)
9h00 du matin. Jour 4. Nous attendons toujours l’Apu des apus. Plus de nourriture. Plus de café. Plus de batterie. La pluie torrentielle de la nuit a provoqué des inondations. Notre cabane ancestrale située à une dizaine de mètres en hauteur et à une trentaine de mètres de distance du fleuve est maintenant au bord de l’eau. Le ru qui nous sépare de la maison principale de l’ODECOFROC et qu’on pouvait jadis traverser sur un rondin de bois est désormais une partie du fleuve, infranchissable, et il nous faut marcher une dizaine de minutes dans la boue et les herbes hautes pour rejoindre la cuisine. Ultime tentative radio. Toujours pas de réponse. Il est temps d’y aller. La femme du vice-président, l’autorité en l’absence du président (l’Apu des apus), insiste, elle aussi. Son bébé est malade et il n’y a plus rien à manger. Les arguments de sa femme finissent pas faire céder le vice-président : c’est décidé, nous partons pour la « grande ville », Huampami, là où il y a Internet, des restaurants, de la bière pour mes deux ivrognes de compagnons, mais surtout, là où il y a l’Apu des apus…

Oui, mais voilà. La vie est parfois faite de mystères et de situations qu’il est difficile d’interpréter. L’Apu tant attendu que nous sommes en train de rejoindre, nous allons finalement le croiser … en cours de parcours, au milieu du fleuve que nous étions en train de remonter à sa rencontre, à vive allure à bord de l’avioneta, une embarcation aux allures et à la vitesse de hors-bord. Et bien, bonne nouvelle, non ? Pas vraiment. Etait-il de mauvaise humeur, était-ce le fait que le vice-président ait pris la décision de nous ramener à la capitale sans son accord, quoi qu’il en soit, nous n’avons eu droit qu’à un regard fatigué et à aucune parole. Kri kri. Pas très contente quand même de se faire traiter de la sorte après quatre jours d’attente. Alors, nous avons poursuivi notre chemin et n’avons pas eu droit à notre entretien avec lui. Plus tard, on nous expliquera que c’était, peut être, un choc culturel lié à une conception du temps différente. Soit. Pourtant, nous tentions depuis deux jours d’avoir une réponse de sa part et il avait été informé par la radio le matin même de notre venue. Probablement que le système de communication était défaillant …

Moins d’une heure de trajet nous aura suffi pour rejoindre Huampami, une paisible petite bourgade, aux allures de grand village. Malheureusement pour nous, sans bière fraîche jusqu’au soir car les seules disponibles dans le frigo – plutôt tiède - d’une épicerie étaient à une voisine qui les avait rangées là pour les garder au frais, sans Internet, pour cause d’absence d’électricité et sans restaurant ouvert. Pour manger, nous nous contentons donc de chips et de pommes farineuses… Aaaarg, l’Amazonie, c’est bien, mais ça se mérite !

Un peu plus tard, alors qu’on se balade dans le village et que nous sommes en train d’admirer l’iconographie « new-age » de la façade de l’église, je fais connaissance avec les animaux les plus prétentieux que j’ai eu à rencontrer, les dindes. Une dinde, c’est un animal incroyable, tout en ridicule, avec des morceaux de chair rouge pendant un peu partout, ça s’enfuit, puis ça revient pour vous poursuivre, par derrière, cela va de soit, dès que la distance est suffisamment grande. Les dindons, c’est sur, ça se croit dominer le monde. D’ailleurs, ne dit-on pas  « être fier comme un dindon » ou se « pavaner comme une dinde » ? Nous faisons aussi connaissance avec le fameux système de radio, une sorte de haut pilonne surmonté de hauts parleurs hygiaphones au travers desquelles des opératrices hurlent le nom de la personne qui a reçu un appel.  Dur de ne pas l’entendre.

Dans la soirée, lorsque le groupe électrogène du village est enfin allumé, tout s’arrange. Les premières bières fraîches qui coulent dans nos gosiers et nous rafraichissent les museaux, nous réconcilient avec la capitale du Cenepa. Nous faisons tourner le verre de bière avec quelques Awajuns, c’est ainsi qu’on fait ici, et discutons : « Eux, ceux du gouvernement, ils disent que la forêt est vierge. Mensonges, la forêt, elle est pleine de gens. A nous, la forêt nous fait vivre. L’eau de la rivière nous sert à nous laver et à boire. C’est pour ça que nous ne voulons pas de la mine. Certes, nous aussi, nous polluons l’eau avec l’essence de nos peke-peke, mais nous n’avons pas le choix ». Nous finissons même par trouver un endroit où manger une délicieuse omelette au thon (pour que je dise que quelque chose au poisson est bon, il faut vraiment que je sois morte de faim), à la lumière de nos éternelles lampes frontales, et terminons la soirée par des séances photo dans le noir avec les multiples enfants et petits enfants du patron du resto, candidat aux prochaines éléctions municipales. Les priorités selon lui ? « Education bilingue, parce que savoir parler espagnol, c’est important, tout comme c’est important que enfants continue à parler la langue awajun ; meilleure couverture santé, car certaines communautés doivent marcher pendant six heures avant d’accéder au dispensaire de Huampami et il faut une journée de voyage en bateau et en taxi en plus pour accéder à un hopital ; Promotion d’une agriculture, organique, cela va de soit. ». «Et la mine ? » Pour lui, comme pour tous les autres, la mine, c’est non, « Ca n’apporte pas de travail et ça pollue.  Ici, on vit tranquillement, personne ne vole, alors qu’en ville, il ne faut pas 10 minutes pour être agressé. Nous, tout ce que nous voulons, c’est continuer à manger nos produits de la forêt, naturels et sans chimie. Et qu’on nous laisse tranquilles », - nous lance-t-il en guise de conclusion.

Repus et heureux, Internet ne fonctionnant toujours pas, et, face à l’impossibilité de travailler sur l’ordinateur à cause des bestioles piquantes attirées par la lumière de l’écran, nous nous mettons au lit. Un lit avec un matelas. Joie et ronflements ! Demain matin, départ pour une longue journée multi-transports, qui, si tout se passe bien, devrait nous ramener jusqu’à Jaen.



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Kri kri
Irkita

vendredi 7 mai 2010

06-02-2010 : Cimetière amazonien et dysfonctionnement radio

« Bonjour, des nouvelles de l’Apu des apus ? »  « non, on va le contacter par radio  pour lui dire que vous l’attendez, mais il ne devrait par tarder ». Un des Apus nous a expliqué ces jours ci, en parlant du projet minier, que si le gouvernement veut discuter qu’il vienne, il n’y a pas d’urgence, « nous avons tout le temps du monde ». C’est certainement parce que l’Apu que nous attendons a aussi une conception du temps différente qu’il tarde tellement. Et le temps passe. Déjà le troisième jour sans nouvelles.
Un peu plus tard : « Alors, des nouvelles ? Le contact radio a-t-il fonctionné ? » « Oui, mais on n’arrive pas à le retrouver ! ». Aie, ça se complique. Et pourtant, normalement, il n’est pas très loin, à une heure d’embarcation rapide d'ici,  à Huampami, la capitale du district du Cenepa, le centre le plus « urbanisé » du coin. Là bas, il parait même qu’il y a Internet. Plus de trois jours sans lire nos mails, Anna commence à montrer des signes de manque et Jérémy espère que personne ne panique en Europe, parce que c’est la première fois que ça nous arrive de ne pas donner de nouvelles pendant aussi longtemps. Et nous n'avons plus de batterie sur nos ordinateurs ... Alors, pour patienter, nous acceptons l’invitation de nos colocataires de chambrées arrivés la nuit dernière et partons visiter un cimetière amazonien. Un cimetière amazonien, c'est un cimetière avec des croix, comme les cimetières chrétiens, sauf que les Awajuns ne sont pas chrétiens. « La croix, c'est juste pour marquer l'emplacement ». C'est peut-être juste mon imagination, mais je trouve qu'il y règne une sacrée ambiance, d'autant plus quand je pense que les Awajuns sont l’un des peuples de la nation Jivaro (appelée ainsi par les Espagnols), célèbre pour ses techniques de réduction de tête*… Heureusement, seule une rafale de moucherons vampires furtive et profitant de notre naïveté, « en plein jour, y a pas de moustiques », nous arrachera quelques centimètres de peau. Ces derniers sont les pires des insectes urticants de la forêt. Insidieusement, ils signent leur forfait d’un petit point rouge-sang à l’apparence insignifiant et qui ne gratte pas … dans un premier temps … mais qui se révèle bien pire qu’un bouton de moustique lorsqu’il s’active quelques heures après. La piqure disparait et réapparait aléatoirement pendant quelques jours et possède la faculté de se répliquer d’elle-même lorsqu’on la gratte, comme une sorte de contagion. Et elle gratte si fort que même la plus farouche des volontés ne résistera pas à l’envie. Si le mot existait, on dirait que les piqures de ces moucherons « s’expandent ». L’horreur. Ce qui explique l’état des mollets, leur pièce de viande préférée, particulièrement croutés des occidentaux rentrant d’un séjour en Amazonie.
Mais déjà, voici le soir. Une tortilla de légumes finit nos provisions et nous n’avons toujours pas de nouvelles de l’Apu des apus. C’est décidé, demain matin, si la radio reste muette, nous irons le rejoindre.



05-02-2010 : Pérou - Cenepa , Jour de sortie

1 - L'atelier de céramique
… grat
… …  aie grat
…. …. …  aie grat grat
Ouf, le matin, enfin. La nuit fut rude. Ici, entre les moucherons vampires et les moustiques de moustiques, c'est-à-dire des moustiques qui piquent les moustiques qui vous ont piqué, on en veut à votre sang. Dur dur, être un mammifère dans ces parages. J’exagère à peine. Certaines de ces piqures vont rester scotchées aux jambes d’Anna pendant quasiment un mois. Incroyable, mais vrai, il paraît que quand on les gratte, elles s’étendent… C’est la spécialité d’un moucheron local. Sans parler du confort du lit traditionnel awajun, qui a obligé Jérémy à se lever de temps à autre pour faire passer les crampes dans le dos. N’est pas Awajun qui veut ! Pas grave. Heureux d’avoir franchis sains et saufs cette épreuve, nous sommes récompensés par un petit déjeuner yucas-bananes, qu’on accompagne de notre trésor : ananas et café de San Ignacio (merci). On est prêts pour partir parcourir une partie du district du Cenepa. Au programme, atelier de céramique, plantations de cacao et visite d’un projet de pisciculture. C’est parti.

La descente jusqu’à notre première étape se fait silencieusement, si on fait abstraction du peke-peke, aux « peke peke » particulièrement bruyants. Les longues conversations seront pour plus tard, il est encore tôt. A l’horizon, la brume matinale finit de se dissiper dans la mer de vert alors que nous arrivons à destination. Après avoir eu une conversation énergique avec l’Apu de la communauté (que nous venions saluer comme il se doit), pendant laquelle la référence au « chien du jardinier » nous a encore été rappelée (décidément), nous visitons l’atelier de céramique du village. Celui-ci nous est présenté comme un projet qui devrait permettre de générer des revenus supplémentaires pour la communauté, notamment pour les femmes. Une activité traditionnelle transformée (ou qu’on essayer de transformer, plutôt) en activité commerciale. Les assiettes que les femmes façonnent à la main sont ensuite vendues 5 nouveaux soles l’unité, soit presque 2 dollars. On nous explique que la prochaine étape serait de s’équiper d’un moulin à poterie pour leur permettre d’augmenter la production et de moins se fatiguer. Si vous êtes bricoleur et que vous souhaitez passer un moment dans le Cenepa, contactez-moi en laissant un commentaire. On sait jamais…


2- « Afrodita ou les excréments diables »
Alors que nous nous dirigeons vers notre deuxième étape, les langues se réveillent et nous en apprenons un peu plus sur Aphrodite. Afrodita, en plus d’être la déesse de l’amour, est aussi le nom donné à un projet minier se situant aux sources du Rio Cenepa. Anciennement nommé Dorato, ce projet est mené par l’entreprise du même nom ayant son siège au Canada (comme plus de 60% des entreprises minières au monde, en raison de la grande souplesse de la législation dans ce domaine dans le pays des caribous , la Dorato est cotée à la bourse de Toronto).

En 2009, le Ministère de l’énergie et des mines péruvien octroie à l’entreprise le droit d’exploration sur quasiment 90 000 hectares, tous situés dans le parc Nacional Ichigkat Muja-Cordillera del Cóndor, un lieu d’une importance primordiale en termes de régulation hydrique (zones de Paramo) et crée, en partie, « pour garantir aux communautés indigènes [..l’accès à] leurs aliments et autres produits qui peuvent être également utilisés à des fins commerciales tant que ceci ne mette pas en danger la conservation de la diversité biologique ». Mais peu importe : malgré l’absurdité du projet en termes d’impacts pour l’environnement, malgré ses contradictions évidentes avec des décrets datant de 2007, malgré le fait que l’extraction du minerai à ciel ouvert polluera fortement et immanquablement aux métaux lourds le rio Cenepa, les affaires sont les affaires. Pour autant, pourquoi attendre décembre 2009 pour prévenir les habitants des rives du cours d’eau de l’existence du projet alors que, comme on peut le constater sur le site de la Dorato, la phase d’exploration a débuté dès 2008 ? Il faut dire aussi que le site de la future mine était apparemment connu depuis l’époque pré-colombienne comme recelant de grandes quantités d’or ( jusqu’à 132.2 g/t). De quoi attiser les envies.
Comment cela se fait-il que personne ne s’en soit rendu compte avant ? Simplement, parce que la zone en question est très difficile d’accès, militarisée depuis la guerre du Cenepa entre le Pérou et l’Equateur. Mise à part à pied ou en hélicoptère, il n’est pas possible d’y accéder à partir du Pérou. Et encore, cela n’est réalisable à pied qu’après de nombreux jours de marche et pour ceux qui connaissent le chemin. En revanche, si l’on y accède à partir de l’Equateur, c’est beaucoup plus simple. Il suffit de posséder une petite concession à la frontière. Et c’est exactement le cas ! Subtile, non  
Exemple d'exploitation de mine à ciel ouvert (Cerro de Pasco, Pérou)
Alors, les Awajuns ne sont pas contents. Déjà parce que le projet va générer une forte pollution dont ils vont être les premières victimes. Ensuite parce que le projet se fait sur leur territoire, sans leur consentement. Et ces indigènes, qui, selon les dires même de ceux ayant subit leurs foudres avaient déjà résisté à l’envahisseur inca et mis en déroute les Espagnols, n’aiment pas qu’on débarque chez eux sans leur autorisation. De plus, ils considèrent l’octroi du permis minier comme une trahison de la part de l’Etat péruvien à leur égard. En effet, il existait un accord tacite entre les indigènes et Lima, portant sur la surveillance de ce territoire stratégique situé à la frontière avec le petit pays voisin  (avec qui les relations n’ont pas toujours été des plus courtoises). En échange de cela et de leur participation (en tant que combattants) au dernier conflit armé , le contrôle de leur territoire leur avait été assuré… Mais les temps changent, « business is business », et, aujourd’hui, les Awajuns ont un nouvel ennemi : l’Etat péruvien. Autant dire que la situation est complexe. Alors, ils font ce qu’ils peuvent pour lutter contre. Au niveau légal, une action en justice semblait avoir réussi à suspendre l’activité d’exploration. En apparence seulement, parce que, aux dernières nouvelles, l’entreprise minière explore toujours la Cordilliera del Condor, bien décidée à faire fructifier son investissement. Reste l’humour et la presse pour que tout le monde sache ce qui se passe. Par exemple, le court article de Roger Rumrrill (que nous avons rencontré à Lima) intitulé « Aphrodite et les excréments du diable »
3 - Dans le cacao, tout est bon
Vous devez vous dire que la conversation est sacrément longue et qu’à ce rythme là soit le peke peke n’a plus d’essence, soit, à force de parler, nous avons dépassé notre deuxième destination, la chacra  (le champ) de cacao du fils de l’Apu de Mamayeque. En fait, nous aurions voulu apprendre tous ces détails de la bouche de l’Apu des apus car c’est lui qui en sait le plus. Malheureusement, et à ce moment là nous ne le savons pas encore, nous allons l’attendre pendant 4 jours … en vain. Mais chut.
Nous voici donc débarqués en plein champ de cacaotiers. Un cacaotier, c’est un bel arbre, fragile - nous explique-t-on -, dont la fleur se transforme peu à peu en un sorte de petit piment rouge, la cabosse. Celle-ci, en grandissant, se patine d’une peau à l’allure reptilienne, brillante et cabossée (forcément), aux teintes bordeaux striées de noir. Puis, en murissant, le fruit s’éclaircit.
 
D’un coup de machette habile, on nous ouvre un fruit, et la visite se poursuit. A l’intérieur, une pulpe blanche au gout délicieusement acidulé et sucré, qu’on connaissait déjà depuis Mamayeque entoure le trésor qui deviendra plus tard du chocolat : l’amande. Alors que nous sommes tous affairés à sucer les amandes pour les débarrasser de leur pulpe, arasant travail, je me pose la question de savoir dans quelle mesure, les enzymes et les sucs gastriques de celui ou celle qui a sucé les amandes ayant servi à confectionner le chocolat que l’on mange en Europe participent à sa qualité ? Parce qu’il faut le savoir : lorsqu’on mange du chocolat, y a de fortes chances pour que, quelque part, les amandes aient été sucées par quelqu’un, car, avant leur mise au séchoir, on enlève la chair du fruit, et quoi de plus logique que de s’en régaler ? Du moins, c’est ce qu’on a fait, et les amandes que nous récupérons serviront, une fois séchées par le soleil, à créer l’un des multiples délices issus du cacao. De couleur pourpre (ça dépend des variétés), la graine du cacaotier grillée a – enfin ! - le gout…je vous le donne en mille…du chocolat sans sucre ! Miam. Les amandes séchées sont ensuite vendues à des grossistes. Cela dit, comme pour le reste d’ailleurs, on n’a pas l’impression que qui que ce soit cherche à faire fortune ici. Cette activité, comme les précédentes et comme les suivantes, semble plus être une occupation qu’une manière de gagner de l’argent. Mais bon, une chose et sûre : contrairement au cochon, dans le cacao, je peux l’affirmer, tout est (vraiment) bon.
4- Tutino, ou « on mange encore … »
 
Après avoir terminé le tour du champ et nous être gavés (littéralement) de tout ce qui s’y trouve (cacao, mais aussi guabas, canne à sucre, chonta…), nous embarquons pour notre dernière étape, Tutino, une autre communauté. Révérences (distinguées et suantes car il fait très chaud) à l’Apu pour qu’il sache ce qu’on vient faire sur son territoire, puis nous voici en route pour les piscines d’élevage de poisson. On passe saluer « madame » de notre guide, qui nous met à table. C’est reparti. Incroyable, le sens de l’hospitalité des Awajuns. On nous explique que c’est ainsi que cela fonctionne. Lorsqu’un invité rentre chez soi, on lui sort le couvert. Cela s’expliquerait aussi par le fait que dans les mythes awajuns, il arrive malheur à ceux qui ont manqué d’hospitalité.
Au menu : yuca - évidement, c’est un peu comme le pain en France -, poisson et œufs, accompagnés du jus d’un fruit, dont j’ai oublié le nom, fermenté. Ce n’est pas comme ça qu’on va maigrir. Un peu groguis par la digestion, nous contemplons les poissons de l’élevage se nourrir de larves de fourmis et faire des bulles. L’expérience à l’air de bien fonctionner et l’activité vaut le coup, à ce que nous explique le souriant propriétaire de la piscine. Voilà un exemple à suivre. Deux ou trois fruits (aux allures et aux couleurs plus exotiques les unes que les autres) plus loin, et nous voilà de nouveau à bord du peke peke.
5- Werner Herzog et les Awajuns
  
Sur le chemin du retour, la confiance s’étant construite au fur et à mesure de la journée et des mastications, la conversation va bon train. « Qu’est ce qu’il vous manque le plus ici ? ». « Formation et santé, pour que les jeunes ne s’en aillent pas ». « Si vous aviez tout l’argent du monde, qu’en feriez-vous ? Une route ? » « Une route !? » Perplexité. « Non, l’agriculture, pour manger et pour vendre les excédents ». C’est clair : ce qui compte, pour eux, c’est être en bonne santé, avoir une bonne éducation et manger ! Pourquoi demander plus ?
La mine, c’est « non merci », et quand les Awajuns disent « non », c’est « non ». Avertissement à ceux qui tentent de leur imposer quelque chose. Je vais vous donner un exemple. Vous connaissez peut-être le film  Fitzcarraldo de Werner Herzog Dans le film,, un ovni cinématographique réalisé à la fin des années 70 du siècle dernier ? en partie basé sur l’histoire vraie du seringueiro Carlos Fermín Fitzcarrald, Fitzcarraldo est un mélomane fou qui souhaite construire un opéra à Iquitos, en plein cœur de l’Amazonie péruvienne. Afin de réaliser son rêve, il décide de faire fortune dans le très lucratif (et scandaleux) commerce du caoutchouc. Il devient propriétaire d’une concession difficile d’accès en raison de pongos infranchissables sur le cours d’eau permettant d’y arriver. Comment faire ? En regardant une carte, il trouve une solution « géniale » : il existe un endroit où la rivière de la concession touche quasiment une autre rivière, seule une petite colline les sépare. L’idée est donc de construire un « système » permettant de faire franchir au bateau cet obstacle naturel… en utilisant « la main d’œuvre » (gratuite bien entendue) des indigènes. Farfelu ? Surement, mais c’est pourtant ce qui va se faire, et sans trucage, dans le film. Le spectacle auquel on assiste en visionnant ces scènes semble d’une autre époque : un blond aux yeux bleus exploite un peuple indigène avec l’aide des contremaitres métisses pour détruire la forêt amazonienne afin de faire franchir une colline à un bateau ! Rien que ça. Ces scènes ont été réalisées sans effets spéciaux et la forêt a été bel et bien détruite (et, certainement, les indigènes exploités). Mais bien plus que la fiction, c’est l’histoire de ce film au tournage « apocalptique » l’occasion. qui est une épopée en soit: au début, Werner Herzog avait pensé tourner ces séquences entre le rio Cenepa et le rio Marañón, dans la boca del Cenepa, en plein territoire Awajun. L’arrivée de la « Wildlife Film » company en 1979 a généré une véritable lutte « socio-environnementale ». Raser la forêt et utiliser les indigènes comme figurants ? Evidement, c’était sans compter sur le mauvais caractère de ces indigènes-là, qui n’ont pas voulu devenir stars du cinéma à leur insu. Faut dire qu’il était aussi question de déloger une communauté à Les Awajuns ne se sont, bien entendu, pas laissés faire. L’Apu de Mamayeque qui nous avait si aimablement proposé deux hectares de terre et qui, à l’époque, faisait partie du Conseil Aguaruna y Huambisa qui avait orchestré la résistance, nous a raconté, la veille, comment les Apus du Cenepa avaient entrepris un premier (et épique) voyage à Lima pour y rencontrer le ministre de l’agriculture, comment, enfin, ils avaient délogé les travailleurs de la compagnie en les ficelant dans leurs bateaux avec tout leur matériel et en incendiant leurs habitations. L’ensemble de cette épopée est retracé par Éric Sabourin dans « l’affaire Herzog ». Les efforts des Awajuns ont payé. Le film s’est fait, certes, mais pas en territoire Aguaruna.
6- Retour au nid
Retour au nid, terminus de cette journée, agréable et bien sucrée, exactement comme je les aime. Les papilles encore pleines de saveurs, les yeux remplis de couleurs, épanouie, je ne tarde pas à m’endormir pour une petite sieste (probablement) bien méritée. Lorsque je me réveille, il faut nuit et Jérémy est au fourneau. Apparemment décidé à nous sortir du « tout féculent » en bouleversant le régime unique « yuca » et « banane verte » bouillis, il s’escrime autour du foyer et nous prépare une poilée amazonienne avec les ingrédients du bord, sous les commentaires hilares et incompréhensibles (nous ne parlons pas Awajun) de nos compagnons. Apparemment, la « comida francesa » les fait beaucoup rire. Mais le silence revient lorsqu’il s’agit de passer à table. On n’en est pas sur, mais ils ont l’air d’apprécier.
 
Nous finissons ce chouette repas, il suffit de peu parfois, autour d’une conversation linguistique et échangeons vocabulaire français contre vocabulaire awajun. Ma pauvre mémoire n’aura réussi qu’à préserver la traduction de « merci » à l’aide d’une astuce mnémotechnique dont je vous laisse devenir la subtilité. En awajun, pour dire merci beaucoup, on dit (écrit phonétiquement) « sikwachat» … Un grand Sikwachat à tous donc pour cette journée, tartinage d’anti moustique et d’anti moustique de moustique, prière à mes sœurs les chauves souris et direction le lit ancestral(ement dur)  … Tiens, des colocataires … qui dorment. Les présentations se feront donc en compagnie de l’Apu des apus, qui, comme prévu, n’est pas encore arrivé, mais qui, nous dit-on, devrait arriver tôt demain matin. Chouette !
Notes : * On trouve les deux noms, Aguaruna  ou Awajun et Huambisa ou Wampis.
** Source de l'image de Fitzcarroldo

-- Kri kri Irkita

jeudi 6 mai 2010

04-02-2010 : Pérou, Cenepa (1), Odecofroc et Mamayeque

1 - L’Amazonie, les rives du rio Cenepa, chez les Awajuns : nous y sommes.

Chose promise, il y fait chaud et humide, très humide. C’est rare pour une souris, mais j’en transpire même. Nous venons de retoucher terre après quelques 4h de traversée sur l’une des embarcations de l’ODECOFROC, l’organisation Awajun du district du Cenepa et membre de l’ORPIAN.

Nous arrivons au siège de l’organisation. Concrètement, il s’agit d’un lopin de terre, au milieu duquel trône une grande bâtisse, qui, malgré son côté brinquebalant, possède une certaine allure,  genre « manoir hanté de la jungle ». A l’intérieur, pourtant, pas de fantômes, si ce n’est ceux dessinés sur un poster censé représenter la cosmovision awajun et dont l’iconographie composite surprend un peu : un peu chrétienne, un peu animiste, une pincée de bouddhisme et l’étoile communiste. Enfin, c’est ce que voit un « non-initié ». Chose exceptionnelle, peut-être unique dans le district, la construction possède deux étages dont l’ascension peut prendre, parfois, un côté épique, lorsque, prenant appui au milieu des escaliers sur une marche complètement vermoulue, on s’aperçoit que la suivante n’existe pas et qu’il va falloir s’élancer ainsi jusqu’à la suivante-suivante. Heureusement, que je ne pèse pas lourd…

Au rez-de-chaussée de la bâtisse, c'est-à-dire au premier étage pour l'Amérique latine, on trouve les chambres des employés, avec des portes posées au sol (je ne sais pas pourquoi des portes, mais ce sont bien des portes) recouvertes de literie pour faire office de lit. Au seconde étage (l’équivalent de notre premier), il y a le bureau de l’organisation, avec un ordinateur et une imprimante, alimentés par un groupe électrogène lorsque celui-ci fonctionne,  c'est à dire très rarement, et, enfin, le plus important, dans un coin, le centre radio, qui permet de communiquer avec toutes les communautés des environs équipées du même système de transmission radio. Sur  le reste du terrain, à proximité du "manoir", on trouve la salle de réunion des apus, une construction circulaire, dont le sol à failli être notre chambre, un peu plus loin, deux habitations jumelles, l’une en ruine et l’autre en construction : l’ancienne et la nouvelle demeure de l’un des employés. Proche du ruisseau-salle-de-bain, on accède à la maison de l’énigmatique « programme des femmes » dont on ne nous expliquera jamais le contenu. Enfin, beaucoup plus excentrée, séparée du reste par un ru épisodique (dont le niveau monte considérablement quand il pleut), franchissable par un rondin de bois (quand il ne pleut pas), notre palais : l’école ancestrale [LIEN]. Construite dans le cadre d’un programme de soutien à la récupération de la culture awajun et financée par le National Native Addictions Partnership Foundation Inc. (avec des fonds del’agence canadienne de développement international), elle sera notre demeure pendant 4 jours. L’ensemble, enfin, est complété par quelques m² dédiés à la culture de la yuca et d’autres aliments de base, de deux cabanes-toilettes-maison-des-araignées-géantes, et de la rivière-salle-de-bain.

Environ une dizaine d’employés de l’organisation, enfants compris, seront nos compagnons pendant notre séjour ici. Tout comme des dizaines de poulets et de coqs, proliférants, dont l’arrogance et l’insolence prouvent qu’elles et qu’ils croient être en territoire conquis (« croient», façon de parler, évidement). Chose insolite, ces poules là ne font pas d’œufs, nous a-t-on expliqué. Sincèrement, nous n’avons toujours pas compris pourquoi. Il faut dire que nous ne sommes pas non plus spécialistes dans ce domaine. Autre chose curieuse, on ne les mange pas, parce qu’elles/ils font parti du mystérieux « programme des femmes ».  A côté des humains et des gallinacés, il y aussi les araignées. Elles me donnent la chair de poule, façon de parler, bien entendu. Elles sont presque aussi grosses que moi ou que les blattes qu’elles chassent la nuit. Des blattes aussi grandes qu’une souris, elles aussi, imaginez l’ambiance. J’ai même fini par comprendre à quoi servaient les poules : elles mangent aussi les blattes ! D’ailleurs, elles mangent tout, y compris tout ce que quelqu’un a le malheur de laisser trainer dans le coin cuisine. Brrr, heureusement que mon nouveau look 2.0 est là pour me défendre ou, au moins, me faire passer inaperçue. Vive le 2.0 !

L’ensemble, entouré d’une végétation dense, luxuriante, et verte – évidement - me fait un peu penser à une ile ... sur laquelle nous serions échouée, et où, bon gré mal gré, nous allons séjourner pendant quasiment quatre jours, avec, de temps à autre, une sortie en cette mer de vert.


2 - Le Cenepa : Mamayeque, premier apu, première communauté.

A notre arrivée, notre ami Apu des apus (c’est-à-dire président de l’organisation indigène du district) nous explique que nous n’allons pas pouvoir assister à la réunion qui se tiendra le lendemain matin dans la capitale du district et où on parlera du projet minier. Dommage, on était bien intéressé d’en apprendre plus… Mais on accepte l’interdiction. La raison en est simple : « une personne du Ministère de l’environnement sera présente et on ne veut pas donner au gouvernement les raisons de spéculer sur la présence des étrangers et la manipulation de notre lutte par des ONG ». Il faut dire que pour arriver jusqu’au Cenepa il faut avoir une autorisation des organisations indigènes. Pour notre part, on nous en a donné une à l’AIDESEP : un beau papier signé par la présidente qui nous sert beaucoup. L’Apu nous promet, à son retour, de nous expliquer tout ce qu’on veut savoir sur le projet minier. A quand donc son retour ? « Je vous rejoins dès que la réunion est terminée. ». Elle a lieu le lendemain, donc probablement le surlendemain, interprète-t-on. « En m’attendant, si vous êtes d’accord pour payer l’essence, vous pouvez visiter les alentours ». Bonne idée, on n’a pas pris beaucoup d’argent, mais on ne va pas non plus faire des centaines de kilomètres. Après nous nous êtes installés dans l’école ancestrale, nous demandons à nos compagnons de gîte si nous pouvons visiter le village voisin tout proche. Ils insistent pour nous accompagner. Nous voici partis pour une petite marche à travers la forêt. Youpi, un peu d’aventure et surtout du mouvement! Alors que nous ne marchons que depuis 5 minutes, une embarcation faisant un terrible raffut se rapproche de nous : un peque peque (ou « peke peke »). A entendre le bruit hoquetant de son moteur, on comprend pourquoi on l’appelle ainsi. En moins de temps qu’il faut pour le dire, nous voici à son bord en direction du village de Mamayeque. On reconnait bien le côté péruvien des Awajuns. Ici, comme en ville, comme sur la Côte, on ne marche pas…

Mamayeque est un mignon village composé de maisons traditionnelles en bambou, aux toits en feuilles de palmier. Les rues y sont propres, les enfants y chahutent gaiement et les cochons s’engraissent paisiblement. A notre arrivée, la première chose que nous faisons (et qui, comme on le comprend vite, est la règle ici) est d’aller saluer l’apu du village. Notre premier apu. L’intérieur d’une maison awajun est plutôt dépouillé : un lit de bois et/ou de tiges de bambou en guise de matelas, le même que dans note « hôtel » de l’Odecofroc ; une table et des bancs pour manger et un coin cuisine composé de trois rondins de bois positionnés en triangle au milieu duquel se trouve le foyer et … c’est tout. Alors que la discussion a dérivé sur le thème des sodas, dont la vente (mise à part celle des inéluctables coca cola et inca cola) est interdite dans cette communauté pour lutter contre les déchets (bouteilles en plastique qu’on a souvent croisées dans le fleuve), le fils de l’Apu, qui vient de ramener du cacao fraichement récolté de sa plantation, nous propose d’en goûter le jus. Mmm, excellent, même si le goût n’a rien à voir avec le chocolat. La pulpe du cacao est acidulée et sucrée, quelque chose entre le fruit de la passion et la mangue. Un délice !

Voilà, l’Apu est au courant de notre présence et semble nous avoir appréciés, puisqu’il propose même de nous donner deux hectares de terre pour qu’on s’installe à Mamayeque !!! Nous ferions donc partie de la communauté. « Merci, on va réfléchir ». La femme du chef indigène, qui nous rejoint entre temps, n’a pas l’air bien. La pauvre, elle s’est faite attaquée dans la journée par une des pires bestioles du coin: la fourmi guerrière (insula) . On avait déjà fait sa rencontre à Imacita : alors qu’Anna et Jeremy étaient un train d’essayer de la prendre en photo en posant leurs mains à côté pour faire échelle, le maire d’Imacita l’avait tuée d’un coup de chancleta (Tongue ou tong ?) sans concession. D’une, la piqure de cette fourmi volante de plus de deux centimètres de long fait très mal, de deux, la victime se retrouve au lit avec de la fièvre pour 3 jours. Et, en plus, on dit qu’une visite de cette fourmi dans une maison est le résultat d’une brujeria (un sort jeté contre la personne qui y vit). Pas de bol ! Et même si on n’est pas superstitieux, lorsqu’on voit l’état de la femme de l’Apu, se faire piquer par cet insecte, c’est pas de chance ! J’aimerais pas que ça m’arrive.

A la sortie de chez l’Apu, on se met d’accord avec notre chauffeur (du peque peque) sur le prix et l’heure pour la sortie de demain : 7h du matin et 35 dollars pour moins d’une heure de route en tout : c’est le transport le plus cher qu’on aurait payé au Pérou jusqu’à maintenant. Voici une réalité de la vie dans le Cenepa, le transport est hors de prix, car il faut amener l’essence de loin. Face à notre étonnement, nos compagnons de gîte de l’Odecofroc rigolent en nous racontant qu’une fois, une chercheuse de Lima était venue avec environ 2000 euros, une somme coquette pour le Pérou, avec l’idée de visiter l’ensemble des communautés du district. Cela lui avait suffit pour un mois de transport et même pas pour la moitié de ce qu’elle avait prévu de faire. Et sans arnaque !

Avant de repartir vers notre ile, nous passons visiter l’atelier de céramique de Mamayeque, dans lequel les femmes, renouant, depuis peu, avec les techniques de leurs ancêtres, s’appliquent à confectionner des objets (assiettes, bols, plats, etc.) en terre qu’elles peignent à l’aide de pigments naturels (rouge, noir, blanc, vert) et auxquels elles donnent la touche finale en les laquant à la cire. C’est du beau travail. Alors qu’on discute avec une des femmes de l’atelier, le « chien du jardinier » refait surface dans la conversation et nous avons droit à une violente diatribe contre Alan Garcia. Elles non plus n’ont pas aimé la métaphore du docteur Alan. A croire qu’il l’a fait exprès. « Pourquoi est-ce qu’on ne nous respecte pas pour ce qu’on est ? » s’exclame-t-elle. « Nous aussi nous sommes des humains, pas des chiens ». C’est clair ?


C’est le soir, nous voilà rentrés au bercail et il est l’heure de passer à table. Au menu, yuca (un tubercule proche de la patate) et banane verte bouillie, accompagnés d’avoine bouilli au lait en poudre et sucré … aux fourmis, naines cette fois, comme nous pouvons le constater à l’aide de nos lampes de poche frontales qui nous permettent de défier le noir intégral de la nuit amazonienne. On commence à comprendre que le menu ici ne se renouvelle pas souvent. Evidement, ce n’est pas au restaurant, mais comme on a apporté des produits, qui apparemment n’inspirent pas les cuisinières (il n’y a que les femmes qui cuisinent), on se dit qu’il va falloir qu’on mette la main à la pâte.
Une fois le repas englouti, nous ne faisons pas long feu et prenons rapidement la direction de nos lits traditionnels pour une nuit bien méritée. C’est sous un magnifique ciel étoilé et aux sons d’une multitude d’insectes et batraciens mélomanes, agrémenté du regard brillant d’une araignée géante pendue au plafond, que nous nous endormons bon gré mal gré.

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Kri kri
Irkita