vendredi 7 mai 2010

05-02-2010 : Pérou - Cenepa , Jour de sortie

1 - L'atelier de céramique
… grat
… …  aie grat
…. …. …  aie grat grat
Ouf, le matin, enfin. La nuit fut rude. Ici, entre les moucherons vampires et les moustiques de moustiques, c'est-à-dire des moustiques qui piquent les moustiques qui vous ont piqué, on en veut à votre sang. Dur dur, être un mammifère dans ces parages. J’exagère à peine. Certaines de ces piqures vont rester scotchées aux jambes d’Anna pendant quasiment un mois. Incroyable, mais vrai, il paraît que quand on les gratte, elles s’étendent… C’est la spécialité d’un moucheron local. Sans parler du confort du lit traditionnel awajun, qui a obligé Jérémy à se lever de temps à autre pour faire passer les crampes dans le dos. N’est pas Awajun qui veut ! Pas grave. Heureux d’avoir franchis sains et saufs cette épreuve, nous sommes récompensés par un petit déjeuner yucas-bananes, qu’on accompagne de notre trésor : ananas et café de San Ignacio (merci). On est prêts pour partir parcourir une partie du district du Cenepa. Au programme, atelier de céramique, plantations de cacao et visite d’un projet de pisciculture. C’est parti.

La descente jusqu’à notre première étape se fait silencieusement, si on fait abstraction du peke-peke, aux « peke peke » particulièrement bruyants. Les longues conversations seront pour plus tard, il est encore tôt. A l’horizon, la brume matinale finit de se dissiper dans la mer de vert alors que nous arrivons à destination. Après avoir eu une conversation énergique avec l’Apu de la communauté (que nous venions saluer comme il se doit), pendant laquelle la référence au « chien du jardinier » nous a encore été rappelée (décidément), nous visitons l’atelier de céramique du village. Celui-ci nous est présenté comme un projet qui devrait permettre de générer des revenus supplémentaires pour la communauté, notamment pour les femmes. Une activité traditionnelle transformée (ou qu’on essayer de transformer, plutôt) en activité commerciale. Les assiettes que les femmes façonnent à la main sont ensuite vendues 5 nouveaux soles l’unité, soit presque 2 dollars. On nous explique que la prochaine étape serait de s’équiper d’un moulin à poterie pour leur permettre d’augmenter la production et de moins se fatiguer. Si vous êtes bricoleur et que vous souhaitez passer un moment dans le Cenepa, contactez-moi en laissant un commentaire. On sait jamais…


2- « Afrodita ou les excréments diables »
Alors que nous nous dirigeons vers notre deuxième étape, les langues se réveillent et nous en apprenons un peu plus sur Aphrodite. Afrodita, en plus d’être la déesse de l’amour, est aussi le nom donné à un projet minier se situant aux sources du Rio Cenepa. Anciennement nommé Dorato, ce projet est mené par l’entreprise du même nom ayant son siège au Canada (comme plus de 60% des entreprises minières au monde, en raison de la grande souplesse de la législation dans ce domaine dans le pays des caribous , la Dorato est cotée à la bourse de Toronto).

En 2009, le Ministère de l’énergie et des mines péruvien octroie à l’entreprise le droit d’exploration sur quasiment 90 000 hectares, tous situés dans le parc Nacional Ichigkat Muja-Cordillera del Cóndor, un lieu d’une importance primordiale en termes de régulation hydrique (zones de Paramo) et crée, en partie, « pour garantir aux communautés indigènes [..l’accès à] leurs aliments et autres produits qui peuvent être également utilisés à des fins commerciales tant que ceci ne mette pas en danger la conservation de la diversité biologique ». Mais peu importe : malgré l’absurdité du projet en termes d’impacts pour l’environnement, malgré ses contradictions évidentes avec des décrets datant de 2007, malgré le fait que l’extraction du minerai à ciel ouvert polluera fortement et immanquablement aux métaux lourds le rio Cenepa, les affaires sont les affaires. Pour autant, pourquoi attendre décembre 2009 pour prévenir les habitants des rives du cours d’eau de l’existence du projet alors que, comme on peut le constater sur le site de la Dorato, la phase d’exploration a débuté dès 2008 ? Il faut dire aussi que le site de la future mine était apparemment connu depuis l’époque pré-colombienne comme recelant de grandes quantités d’or ( jusqu’à 132.2 g/t). De quoi attiser les envies.
Comment cela se fait-il que personne ne s’en soit rendu compte avant ? Simplement, parce que la zone en question est très difficile d’accès, militarisée depuis la guerre du Cenepa entre le Pérou et l’Equateur. Mise à part à pied ou en hélicoptère, il n’est pas possible d’y accéder à partir du Pérou. Et encore, cela n’est réalisable à pied qu’après de nombreux jours de marche et pour ceux qui connaissent le chemin. En revanche, si l’on y accède à partir de l’Equateur, c’est beaucoup plus simple. Il suffit de posséder une petite concession à la frontière. Et c’est exactement le cas ! Subtile, non  
Exemple d'exploitation de mine à ciel ouvert (Cerro de Pasco, Pérou)
Alors, les Awajuns ne sont pas contents. Déjà parce que le projet va générer une forte pollution dont ils vont être les premières victimes. Ensuite parce que le projet se fait sur leur territoire, sans leur consentement. Et ces indigènes, qui, selon les dires même de ceux ayant subit leurs foudres avaient déjà résisté à l’envahisseur inca et mis en déroute les Espagnols, n’aiment pas qu’on débarque chez eux sans leur autorisation. De plus, ils considèrent l’octroi du permis minier comme une trahison de la part de l’Etat péruvien à leur égard. En effet, il existait un accord tacite entre les indigènes et Lima, portant sur la surveillance de ce territoire stratégique situé à la frontière avec le petit pays voisin  (avec qui les relations n’ont pas toujours été des plus courtoises). En échange de cela et de leur participation (en tant que combattants) au dernier conflit armé , le contrôle de leur territoire leur avait été assuré… Mais les temps changent, « business is business », et, aujourd’hui, les Awajuns ont un nouvel ennemi : l’Etat péruvien. Autant dire que la situation est complexe. Alors, ils font ce qu’ils peuvent pour lutter contre. Au niveau légal, une action en justice semblait avoir réussi à suspendre l’activité d’exploration. En apparence seulement, parce que, aux dernières nouvelles, l’entreprise minière explore toujours la Cordilliera del Condor, bien décidée à faire fructifier son investissement. Reste l’humour et la presse pour que tout le monde sache ce qui se passe. Par exemple, le court article de Roger Rumrrill (que nous avons rencontré à Lima) intitulé « Aphrodite et les excréments du diable »
3 - Dans le cacao, tout est bon
Vous devez vous dire que la conversation est sacrément longue et qu’à ce rythme là soit le peke peke n’a plus d’essence, soit, à force de parler, nous avons dépassé notre deuxième destination, la chacra  (le champ) de cacao du fils de l’Apu de Mamayeque. En fait, nous aurions voulu apprendre tous ces détails de la bouche de l’Apu des apus car c’est lui qui en sait le plus. Malheureusement, et à ce moment là nous ne le savons pas encore, nous allons l’attendre pendant 4 jours … en vain. Mais chut.
Nous voici donc débarqués en plein champ de cacaotiers. Un cacaotier, c’est un bel arbre, fragile - nous explique-t-on -, dont la fleur se transforme peu à peu en un sorte de petit piment rouge, la cabosse. Celle-ci, en grandissant, se patine d’une peau à l’allure reptilienne, brillante et cabossée (forcément), aux teintes bordeaux striées de noir. Puis, en murissant, le fruit s’éclaircit.
 
D’un coup de machette habile, on nous ouvre un fruit, et la visite se poursuit. A l’intérieur, une pulpe blanche au gout délicieusement acidulé et sucré, qu’on connaissait déjà depuis Mamayeque entoure le trésor qui deviendra plus tard du chocolat : l’amande. Alors que nous sommes tous affairés à sucer les amandes pour les débarrasser de leur pulpe, arasant travail, je me pose la question de savoir dans quelle mesure, les enzymes et les sucs gastriques de celui ou celle qui a sucé les amandes ayant servi à confectionner le chocolat que l’on mange en Europe participent à sa qualité ? Parce qu’il faut le savoir : lorsqu’on mange du chocolat, y a de fortes chances pour que, quelque part, les amandes aient été sucées par quelqu’un, car, avant leur mise au séchoir, on enlève la chair du fruit, et quoi de plus logique que de s’en régaler ? Du moins, c’est ce qu’on a fait, et les amandes que nous récupérons serviront, une fois séchées par le soleil, à créer l’un des multiples délices issus du cacao. De couleur pourpre (ça dépend des variétés), la graine du cacaotier grillée a – enfin ! - le gout…je vous le donne en mille…du chocolat sans sucre ! Miam. Les amandes séchées sont ensuite vendues à des grossistes. Cela dit, comme pour le reste d’ailleurs, on n’a pas l’impression que qui que ce soit cherche à faire fortune ici. Cette activité, comme les précédentes et comme les suivantes, semble plus être une occupation qu’une manière de gagner de l’argent. Mais bon, une chose et sûre : contrairement au cochon, dans le cacao, je peux l’affirmer, tout est (vraiment) bon.
4- Tutino, ou « on mange encore … »
 
Après avoir terminé le tour du champ et nous être gavés (littéralement) de tout ce qui s’y trouve (cacao, mais aussi guabas, canne à sucre, chonta…), nous embarquons pour notre dernière étape, Tutino, une autre communauté. Révérences (distinguées et suantes car il fait très chaud) à l’Apu pour qu’il sache ce qu’on vient faire sur son territoire, puis nous voici en route pour les piscines d’élevage de poisson. On passe saluer « madame » de notre guide, qui nous met à table. C’est reparti. Incroyable, le sens de l’hospitalité des Awajuns. On nous explique que c’est ainsi que cela fonctionne. Lorsqu’un invité rentre chez soi, on lui sort le couvert. Cela s’expliquerait aussi par le fait que dans les mythes awajuns, il arrive malheur à ceux qui ont manqué d’hospitalité.
Au menu : yuca - évidement, c’est un peu comme le pain en France -, poisson et œufs, accompagnés du jus d’un fruit, dont j’ai oublié le nom, fermenté. Ce n’est pas comme ça qu’on va maigrir. Un peu groguis par la digestion, nous contemplons les poissons de l’élevage se nourrir de larves de fourmis et faire des bulles. L’expérience à l’air de bien fonctionner et l’activité vaut le coup, à ce que nous explique le souriant propriétaire de la piscine. Voilà un exemple à suivre. Deux ou trois fruits (aux allures et aux couleurs plus exotiques les unes que les autres) plus loin, et nous voilà de nouveau à bord du peke peke.
5- Werner Herzog et les Awajuns
  
Sur le chemin du retour, la confiance s’étant construite au fur et à mesure de la journée et des mastications, la conversation va bon train. « Qu’est ce qu’il vous manque le plus ici ? ». « Formation et santé, pour que les jeunes ne s’en aillent pas ». « Si vous aviez tout l’argent du monde, qu’en feriez-vous ? Une route ? » « Une route !? » Perplexité. « Non, l’agriculture, pour manger et pour vendre les excédents ». C’est clair : ce qui compte, pour eux, c’est être en bonne santé, avoir une bonne éducation et manger ! Pourquoi demander plus ?
La mine, c’est « non merci », et quand les Awajuns disent « non », c’est « non ». Avertissement à ceux qui tentent de leur imposer quelque chose. Je vais vous donner un exemple. Vous connaissez peut-être le film  Fitzcarraldo de Werner Herzog Dans le film,, un ovni cinématographique réalisé à la fin des années 70 du siècle dernier ? en partie basé sur l’histoire vraie du seringueiro Carlos Fermín Fitzcarrald, Fitzcarraldo est un mélomane fou qui souhaite construire un opéra à Iquitos, en plein cœur de l’Amazonie péruvienne. Afin de réaliser son rêve, il décide de faire fortune dans le très lucratif (et scandaleux) commerce du caoutchouc. Il devient propriétaire d’une concession difficile d’accès en raison de pongos infranchissables sur le cours d’eau permettant d’y arriver. Comment faire ? En regardant une carte, il trouve une solution « géniale » : il existe un endroit où la rivière de la concession touche quasiment une autre rivière, seule une petite colline les sépare. L’idée est donc de construire un « système » permettant de faire franchir au bateau cet obstacle naturel… en utilisant « la main d’œuvre » (gratuite bien entendue) des indigènes. Farfelu ? Surement, mais c’est pourtant ce qui va se faire, et sans trucage, dans le film. Le spectacle auquel on assiste en visionnant ces scènes semble d’une autre époque : un blond aux yeux bleus exploite un peuple indigène avec l’aide des contremaitres métisses pour détruire la forêt amazonienne afin de faire franchir une colline à un bateau ! Rien que ça. Ces scènes ont été réalisées sans effets spéciaux et la forêt a été bel et bien détruite (et, certainement, les indigènes exploités). Mais bien plus que la fiction, c’est l’histoire de ce film au tournage « apocalptique » l’occasion. qui est une épopée en soit: au début, Werner Herzog avait pensé tourner ces séquences entre le rio Cenepa et le rio Marañón, dans la boca del Cenepa, en plein territoire Awajun. L’arrivée de la « Wildlife Film » company en 1979 a généré une véritable lutte « socio-environnementale ». Raser la forêt et utiliser les indigènes comme figurants ? Evidement, c’était sans compter sur le mauvais caractère de ces indigènes-là, qui n’ont pas voulu devenir stars du cinéma à leur insu. Faut dire qu’il était aussi question de déloger une communauté à Les Awajuns ne se sont, bien entendu, pas laissés faire. L’Apu de Mamayeque qui nous avait si aimablement proposé deux hectares de terre et qui, à l’époque, faisait partie du Conseil Aguaruna y Huambisa qui avait orchestré la résistance, nous a raconté, la veille, comment les Apus du Cenepa avaient entrepris un premier (et épique) voyage à Lima pour y rencontrer le ministre de l’agriculture, comment, enfin, ils avaient délogé les travailleurs de la compagnie en les ficelant dans leurs bateaux avec tout leur matériel et en incendiant leurs habitations. L’ensemble de cette épopée est retracé par Éric Sabourin dans « l’affaire Herzog ». Les efforts des Awajuns ont payé. Le film s’est fait, certes, mais pas en territoire Aguaruna.
6- Retour au nid
Retour au nid, terminus de cette journée, agréable et bien sucrée, exactement comme je les aime. Les papilles encore pleines de saveurs, les yeux remplis de couleurs, épanouie, je ne tarde pas à m’endormir pour une petite sieste (probablement) bien méritée. Lorsque je me réveille, il faut nuit et Jérémy est au fourneau. Apparemment décidé à nous sortir du « tout féculent » en bouleversant le régime unique « yuca » et « banane verte » bouillis, il s’escrime autour du foyer et nous prépare une poilée amazonienne avec les ingrédients du bord, sous les commentaires hilares et incompréhensibles (nous ne parlons pas Awajun) de nos compagnons. Apparemment, la « comida francesa » les fait beaucoup rire. Mais le silence revient lorsqu’il s’agit de passer à table. On n’en est pas sur, mais ils ont l’air d’apprécier.
 
Nous finissons ce chouette repas, il suffit de peu parfois, autour d’une conversation linguistique et échangeons vocabulaire français contre vocabulaire awajun. Ma pauvre mémoire n’aura réussi qu’à préserver la traduction de « merci » à l’aide d’une astuce mnémotechnique dont je vous laisse devenir la subtilité. En awajun, pour dire merci beaucoup, on dit (écrit phonétiquement) « sikwachat» … Un grand Sikwachat à tous donc pour cette journée, tartinage d’anti moustique et d’anti moustique de moustique, prière à mes sœurs les chauves souris et direction le lit ancestral(ement dur)  … Tiens, des colocataires … qui dorment. Les présentations se feront donc en compagnie de l’Apu des apus, qui, comme prévu, n’est pas encore arrivé, mais qui, nous dit-on, devrait arriver tôt demain matin. Chouette !
Notes : * On trouve les deux noms, Aguaruna  ou Awajun et Huambisa ou Wampis.
** Source de l'image de Fitzcarroldo

-- Kri kri Irkita

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