dimanche 4 avril 2010

30-01-2010 Jaen, Rondas campesinas

(mise à jour le 4 avril 2010)
Quelques mots d’introduction pour planter le décor… 
Après une nuit relativement courte mais tout de même passée dans un lit et pas dans un bus, un petit déjeuner expéditif qui nous permet de découvrir, un peu, de jour, le peu de choses qu’est Jaen, nous nous présentons à la casa de las rondas campesinas à 10h00 pétantes. La maison en question est un grand bâtiment hérissé de barres métalliques qui serviront, plus tard, lorsque de l’argent aura apparu de quelque part, à construire les prochains étages. Pour l’heure, il n’y a qu’un rez-de-chaussée. La casa est située dans un quartier chaotique typique de certains coins populaires de certaines villes du pays : un mélange de ville et de campagne avec des ateliers de réparation de véhicules suintant de cambouis ça et là, bordé souvent par des décharges sauvages ou officielles d’un côté, et, parfois, de l’autre, par de petites cultures de maïs, quelques bananiers ou encore par un terrain de foot, peut-être encore utilisé, probablement à l’abandon. Ca, c’est pour la flore.

Niveau faune, on y trouve, en général, des chiens errants, souvent gentils, parfois stupides, des poules, en grand nombre, toujours en train de caqueter et accompagnées de leurs mignons poussins jaunes, des chats, inlassablement discrets (les fourbes), des cochons, généralement proches des ordures, quelques fois galopant en couinant fortement car poursuivis par des chiens, gentils quand ils croient être en train de poursuivre un de leurs frères – car certains chiens de rue ressemblent fortement à certains cochons de rue – et stupides quand ils courent pour le plaisir d’entendre le cri du cochon. Bien évidement, il y a aussi de nombreux hermanos (frères) et hermanas (sœurs) - comme diraient les indigènes - souris, toujours discrètes et (presque) jamais visibles. Sauf pour moi et pour les chats…. Ah oui, j’allais oublier les humains. Il y a quelques petits, jouant dans un des coins du décor, quelques adultes, soit sur des mototaxis, sans lesquels nous ne serions pas au Pérou, soit à vélo (bien mieux mais plus fatiguant !). Bien entendu, aucun ne marche, parce qu’ici, même pour faire 10 mètres, on utilise un véhicule, sachant qu’une marche de 15 minutes représente une grande distance. A la question « esta lejos ?» (c’est loin ?), on nous répond invariablement « si », d’autant plus quand il s’agit d’un mototaxi ! On se demande bien pourquoi.

A la découverte des rondas campesinas (rondes paysannes)
Mais approchons-nous un petit plus du bâtiment, la maison des paysans, la maison des rondas et aussi une école paysanne. Dans une de ses salles, nous trouvons une quarantaine de ronderos, dont le nombre augmentera au fur et à mesure de la matinée. Nous pénétrons dans la salle, saluons le président de la Fédération Sous-régionale des rondas des provinces de Jaen et de San Ignacio que nous avons rencontré la veille à la réunion de l’ORPIAN, à Bagua, et qui nous a gentiment invités à participer à la réunion des dirigeants des comités sectoriels et distritaux des rondas campesinas de ce jour.

Sur un des murs, on peut lire « l’anarchie [(il faut entendre « le désordre »)] est la mort de la liberté ». Cela annonce la couleur. Beaucoup de discipline et de « compañerismo ». L’ambiance est proche de ce que pourraient être des scouts de gauche. Les présents à l’assemblée du jour se font remonter les bretelles sur un certain nombre de points, histoire de se faire rappeler qu’ils sont tous dirigeants des rondas et que pour cela ils se doivent de soutenir l’organisation en respectant ses valeurs. « Dans la maison du rondero [membre d’une ronda, ndlr], n’est pas le bienvenu celui qui ne paie pas avec la sueur de son front », dit un autre écriteau. C’est clair. Etre un rondero c’est faire justice à la place de l’Etat et de sa police, incapable ou/et corrompus, à qui le peuple ne fait plus confiance. Et cette dure tâche exige des efforts. Cela dit, la reconnaissance de leur travail est telle que bien souvent la police leur remet les personnes arrêtées. Ainsi, il y a plus de chance que justice soit rendue qu’en passant par le circuit de l’Etat.

J’aurais pu dire «par le circuit légal», mais cela aurait été faux. Car tout cela fonctionne dans un cadre bien réglementé. Les rondas campesinas n’ont une structure représentative à niveau national que depuis 3 ans, c’est une organisation qui a grandi « de bas en haut » (et non pas « depuis le haut », comme c’est le cas de certaines structures). Les premiers comités de base ont commencé à se former en 1976, vers 1979 ils commencent à se regrouper en comités sectoriels et distritaux, qui, à leur tour, font aujourd’hui partie des fédérations provinciales et sous-régionales. 10 ans après leur naissance, en 1986, les rondas ont été officiellement reconnues comme organisations ayant la faculté d’administrer la justice à l’intérieur de leurs “juridictions”, en accord avec leurs us et coutumes. Cette reconnaissance leur a été accordée par le gouvernement de Fujimori qui considère alors les ronderos comme des alliés dans sa lutte contre la guérilla maoïste-andine du Sentier lumineux. On dit que les rondas ont fortement contribué à en finir avec la guérilla, voire qu’elles ont joué un rôle décisif, bien plus que l’armée et sa « guerre sale ». La loi de 1986 sera dérogée suite à l’« auto-coup d’Etat » de Fujimori en 1992. Depuis 2003, une nouvelle loi, la 27908, régit les attributions des rondas.

Cependant, les rondas ne reçoivent aucune aide du gouvernement et sont financées par les cotisations de leurs membres, qui sont de 3 soles (0,75 €) par an. Certains projets de formation sont soutenus par l’Eglise, dont la tendance progressiste de la théologie de la libération n’est pas étrangère au processus de formation et de structuration des rondas.

Et au delà des amalgames entre «anarchie » et « désordre » qu’on peut certes critiquer (en souris anarchiste que je suis !), sur le terrain, les rondas campesinas sont un espace de démocratie directe et participative assez exemplaire. Et, bien sûr, d’application de justice communautaire, leur principal rôle. Grâce à elles, en comparaison ave la ville de Jaen, la campagne est un havre de paix. Si quelqu’un commet un crime (vol, viol, meurtre…), il est généralement dénoncé aux rondas et/ou à la police (plus souvent aux rondas, car une très grande majorité de la population leur fait bien plus confiance qu’à la police, affirmation confirmée par de nombreuses enquêtes). Après avoir retrouvé (parfois, la police-même remet le suspect aux rondas) et jugé le coupable, les rondas lui appliquent la « cadena rondera », variable selon la gravité du crime commis. Après l’exécution de la cadena, le coupable est libéré (et n’est quasiment jamais remis à la police).

De même, des hommes, parfois la carabine à l’épaule (même si officiellement les ronderos n’ont pas d’armes) font le guet sur les routes. En échange de quoi, il est « bienvenu » de leur verser une compensation lorsqu’on passe à leur niveau. On peut se dire qu’ils forcent la main, mais en fait rien n’oblige personne à leur donner quoi que ce soit, même si tout le monde, ou presque, la fait avec plaisir et même avec reconnaissance. De toute façon, quasiment tous les hommes et certaines femmes font partie de l’organisation. Dans les campagnes du nord du Pérou, « paysan » et « rondero » sont presque synonymes.

Aujourd’hui, un des anciens dirigeants ronderos a décidé de sortir des champs pour entrer en politique et se présenter comme candidat aux élections régionales pour le nouveau parti dont nous avaient parlé les copines de la table de concertation de Cajamarca et dont le sigle a été « emprunté » à Evo Morales : le MAS (Mouvement vers l’Affirmation Sociale).

Alors que la matinée avait été consacrée aux sujets propres à l’organisation, le déjeuner a été suivi d’une intervention du délégué général du département (l’équivalent de la région)de Cajamarca. A l’aide d’un panneau à bulles qu’il remplissait au fur et à mesure, il a expliqué pourquoi il allait falloir voter pour l’ancien camarade dont le pseudo est Goyo. Dans le fond, le discours ressemble à celui de Marco Arana de « Tierra y Libertad » : « si on ne fait rien aujourd’hui, on en a encore pour 10 ans de la droite qui nous considère comme des ennemis et qui travaille à nous détruire ». Et pour cause, car si en Amazonie, ce sont les indigènes qui sont le premier rempart contre la politique extractiviste et ultralibérale du gouvernement, dans les campagnes andines des départements de Cajamarca et de Piura, ce sont eux, les paysans des rondas, toujours au premier plan dans la lutte contre le bradage des terres aux entreprises (en grande partie aux entreprises minières). Deux organisations avec des origines différentes défendant la même liberté de vivre comme ils l’entendent. Tous souhaitent un modèle de développement qui corresponde à leurs préoccupations. Ils ne veulent pas de ces projets miniers qu’ils savent dangereux pour la pureté de leurs sources d’eau, pour leurs terres, si importantes pour leur alimentation, pour leur subsistance. C’est une lutte pour la survie et pour la vie tout court. De notre côté, on est un peu inquiets de les voir entrer en politique et on espère que ce « monde de brutes » ne fasse pas oublier à ce MAS péruvien les valeurs des rondas campesinas : « Autonomie » et « Justice sociale ».

C’est sur un meeting politique de Goyo que se termine cette journée. Comme d’habitude, nos tympans sifflent sous la puissance sonore et c’est assommés par les décibels que nous terminons notre rencontre avec Jaen dans un bazar, qui fait aussi office de bar, en feuilletant un numéro du Reader and Digest de mars 1948 dont le premier article, rédigé par W.T.Holliday alors président de la Standard Oil et titré « Un gouvernement pour le monde », commence ainsi : « Je suis un de ses terribles personnages qui se dédient à fabriquer des produits bellicistes. Je suis président d’une entreprise pétrolière et mon commerce s’avère tout autant essentiel pour la guerre que la fabrication de tanks ou de canons. Par conséquent, il parait évident que je sympathise avec la guerre puisqu’elle favorise mes intérêts ». Incroyable de dire cela avec autant de franchise, non ?


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Kri kri
Irkita

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