Nous sommes le 23 décembre et devons trouver un billet pour aller à Sucre. Il y a 18 heures de voyage, donc, un bus de nuit s’impose. Et puis comme on sort d’une nuit dans un bus, ne perdons pas l’habitude. On ne le sait pas encore, mais on va encore avoir droit à un morceau de Russie en Amérique Latine. Pour le moment, on se concentre sur une mission simple : comment se décrasser. Ce qui n’est pas compliqué, parce qu’en Bolivie on trouve des douches publiques un peu partout.
Ce n’est qu’une fois présentable qu’on commence à se rendre compte de l’ampleur de la mission qui nous attend. Devant chacune des officines des compagnies de bus qui vont à Sucre, il y a une queue énorme dépassant de loin la capacité d’un bus, voire de deux bus. Un peu inquiets à l’idée de devoir rester à Santa Cruz qu’on n’aime pas plus que ça, mais surtout de ne pas pouvoir avancer dans notre itinéraire, on se renseigne. « Sucre ? » « No hay » (Il n’y a pas). Pourquoi autant de gens font-ils quand même la queue ? Chacun a sa version de l’histoire. En fait, tout le monde semble dubitatif. Pourtant les panneaux affichant « Sucre No hay» sont clairs. Pas grave, on se met gentiment dans une file d’attente qui à vu de museau semble être de quelques heures, au moins.
Et voici la Russie en Amérique Latine qui réapparait. En Russie, lorsqu’on pose une question compliquée, je veux dire par compliqué « avec les formules de politesse », la réponse est souvent « Ne znaiu» (je ne sais pas). Sans autre fioriture. « Ne znaiu» et c’est tout. « Va voir ailleurs » signifie la même chose. Ici, en Bolivie l’équivalent du « va voir ailleurs » est « No Hay ». « Bonjour Madame, excusez moi de vous importunez, est-ce que vous pourriez me dire s’il reste de la place pour Sucre, s’il vous plait ». « No hay ». Faut avoir du caractère pour continuer à utiliser des formules telles que « Por favor » ou « Gracias ». Comme on en a, on insiste. A la réponse « no hay » qu’on nous propose, on innove et répond « cuanto ? » (Combien ?). Et là, c’est le miracle, des places réapparaissent… au bout de plus de deux heures de course et d’histoires folles et improbables comme par exemple : « la route s’est écroulée … revenez à 10h quand le bus en provenance de Sucre sera arrivé … pour l’instant il n’y a pas de place, mais il y en aura peut-être plus tard. ». Vous n’y comprenez rien ? La réponse est dans le « cuanto ».
En fait, pour toutes ces compagnies, il reste des places qui ont été rachetées par la compagnie à elle-même et qui vont être vendues 30% plus cher au premier relais. Si vous achetez à un second relais, ce sera 50% plus cher, et ainsi de suite, chacun prenant sa commission. Le plus fou, c’est que la compagnie le fait aussi vis-à-vis d’elle-même. Elle se vend à elle de façon virtuelle ses dernières places pour les faire réapparaître avec un prix gonflé quelques heures après avoir affirmé à tout le monde qu’il n’y avait plus de places. « No hay pero hay » (Il n’y a pas mais il y a). Un peu comme en Russie où l’art d’éviter le « ne znaiu » repose dans la subtilité de formulation de la question. Une même question tournée de la bonne façon pourra avoir une réponse, tandis que mal formulée, la sanction tombe automatiquement : « Ne znaiu». Version bolivienne : « Combien coute la portion de frites ? ». « No hay ». « Combien coute le sandwich avec les frites ». « 3 bolivianos ». « Et sans les frites ? ». « 2». « La portion de frite coute donc 1 boliviano ? ». « Si »…
C’est donc heureux et fatigués, tant mieux nous dormirons dans le bus, que nous partons de Santa Cruz, la capitale économique, pour Sucre, l’une des deux capitales officielles du pays. Oui, deux capitales officielles. Pourquoi une seule quand on peut en avoir deux ?
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